Éditorial

Laissez les vieux en bonne santé tranquilles !


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Compte tenu du poids épidémiologique des maladies cardiovasculaires et des progrès de la prévention primaire et secondaire, il est important de mettre en œuvre une prévention efficace des maladies cardiovasculaires et tout particulièrement de celles liées à l'athérothrombose : maladie coronaire et accidents vasculaires cérébraux. Cela passe bien sûr par des mesures de modification du mode de vie, une lutte contre le tabagisme, contre la sédentarité, une alimentation équilibrée, mais aussi souvent par des médicaments, nécessaires pour abaisser la pression artérielle chez les sujets hypertendus, ou le cholestérol chez les sujets hypercholestérolémiques. Enfin, chez les sujets en prévention secondaire ou chez les sujets à très haut risque cardiovasculaire, il y a une place pour un traitement préventif par antiagrégants plaquettaires, au premier rang desquels l'aspirine. Nous disposons, pour toutes ces mesures de prévention, de données scientifiques solides sur leur efficacité et leur tolérance, issues d'un corpus d'essais randomisés contrôlés. D'une façon générale, ces essais démontrent des bénéfices majeurs de ces interventions chez les sujets en situation de prévention secondaire, et des bénéfices réels mais plus modestes en valeur absolue chez les sujets en prévention primaire. Dans ce dernier groupe, quantitativement le plus important, les bénéfices sont évidemment plus grands chez les sujets à haut risque. Néanmoins, il convient d'apporter une nuance importante : la très grande majorité des sujets étudiés dans ces essais randomisés sont des sujets d'âge moyen, et les sujets âgés, notamment de plus de 75 ans, sont peu représentés.

Avec le vieillissement de la population, la proportion de sujets âgés croît et l'âge est un puissant facteur de risque. Par conséquent, nous pouvons nous interroger sur la nécessité d'employer systématiquement des traitements médicamenteux – démontrés bénéfiques en prévention primaire chez les sujets à haut risque d'âge moyen –, chez les sujets âgés, qui sont, du seul fait de leur âge, à plus haut risque d'événement cardiovasculaire. De nouvelles données sont désormais disponibles, qui incitent non pas à renforcer l'utilisation des traitements préventifs chez les sujets âgés en prévention secondaire (parfois, voire souvent, sous-traités ou non traités), mais à être infiniment plus prudent chez les sujets âgés en situation de prévention primaire, en particulier s'ils n'ont pas ou peu de facteurs de risque.

L'étude australienne ASPREE (1) a testé le rôle d'un traitement préventif par aspirine à faible dose (100 mg/j) chez 19 114 sujets de 70 ans ou plus en bonne santé, indemnes de maladie cardiovasculaire. Les résultats ne montrent pas de bénéfice sur la réduction des événements cardiovasculaires, mais une augmentation relative de 38 % (IC95 : 18-62) du risque d'hémorragie grave.

Une méta-analyse sur données individuelles de l'ensemble des essais randomisés, portant sur l'utilisation des statines chez les sujets âgés de plus de 75 ans (2), a montré que la proportion de ces derniers dans les essais randomisés n'était que de 8 %. L'analyse de l'ensemble des 186 854 sujets, dont 14 483 avaient plus de 75 ans révèle que globalement les statines (ou l'utilisation d'une forte dose de statine comparativement à une faible dose) réduit le risque relatif d'événement cardiovasculaire de 21 % (IC95 : 9-23). Les bénéfices étaient indépendants de l'âge chez les sujets en prévention secondaire. En revanche, chez les sujets en prévention primaire (et donc indemnes de maladie artérielle avérée), il n'y a pas de preuve d'un bénéfice (le taux annuel d'événement est de 2,7 % dans le groupe statine et 2,8 % dans le groupe contrôle).

Des résultats concordants ont également été retrouvés dans une étude observationnelle française (3) portant sur l'EGB (échantillon généraliste de bénéficiaires), un échantillon au 97e des données de l'Assurance maladie. En étudiant cette cohorte de 5 436 sujets âgés de 75 ans ou plus, ayant commencé un traitement par statines entre 2009 et 2012 et suivis pendant une durée médiane de 4,7 ans, appariés avec une cohorte de non-utilisateurs de statines, Bezin et al (3) ont observé un risque d'événement coronarien ou de décès nettement plus faible chez les utilisateurs de statines âgés en situation de prévention secondaire (hazard-ratio ajusté de 0,75 ; IC95 : 0,63-0,90, p < 0,01) ou en prévention primaire (HR = 0,93 ; IC95 : 0,89-0,96, p < 0,01), mais pas de différence de risque chez les sujets âgés en prévention primaire, sans facteur de risque modifiable (HR = 1,01 ; IC95 : 0,86-1,18), qui représentaient un peu plus de 10 % de la population totale.

Globalement, ces données issues d'essais randomisés et d'études observationnelles fondées sur la population concordent pour démontrer le bénéfice des interventions médicamenteuses préventives chez les sujets âgés à haut risque (prévention secondaire ou facteurs de risque multiples) mais également, et c'est très important, l'absence de bénéfice chez les sujets âgés sans facteurs de risque ou bien portants, qui représentent une proportion non négligeable de la population. Cela doit inciter les cliniciens à la prudence et d'une façon générale à “laisser tranquilles les sujets âgés en bonne santé”, évitant les coûts et les effets indésirables ou les complications liés à des traitement inutiles.

Références

1. McNeil JJ, Wolfe R, Woods RL et al. Effect of aspirin on cardiovascular events and bleeding in the healthy elderly. N Engl J Med 2018;379:
1509-18.

2. Cholesterol Treatment Trialists’ Collaboration. Efficacy and safety of statin therapy in older people: a meta-analysis of individual participant data from 28 randomised controlled trials. Lancet 2019;393:407-15.

3. Bezin J, Moore N, Mansiaux Y, Steg PG, Pariente A. Real-life benefits of statins for cardiovascular prevention in elderly subjects: a population-based cohort study. Am J Med. 2019. doi: 10.1016/j.amjmed.2018.12.032. [Epub ahead of print].


Liens d'intérêt

P.G. Steg déclare avoir perçu des bourses de recherche d’Amarin, Bayer, Merck, Sanofi, Servier ainsi que des honoraires en tant qu’orateur ou consultant d’Amarin, Amgen, AstraZeneca, Bayer, Boehringer-Ingelheim, Bristol-Myers-Squibb, Lilly, Merck, Novartis, Novo-Nordisk, Pfizer, Regeneron, Sanofi, Servier.