Éditorial

Psychiatrie et santé connectée


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La santé connectée met en relation deux disciplines que, jusqu'ici, presque tout oppose. D'un côté, la médecine, structurée autour d'enjeux de service public et qui puise ses règles dans une pratique lentement acquise au fil des âges. De l'autre, les technologies de l'information et de la communication (TIC), discipline relativement jeune, portée par un marché en plein essor et dont le niveau de connaissance est directement lié à une force de calcul qui croît de manière exponentielle chaque décennie.

Un début de conciliation a été rendu possible par l'intégration prudente à la pratique médicale d'objets technologiques qui présentaient un risque relativement faible pour la stabilité de la discipline. Ainsi, la télémédecine “traditionnelle”, qui s'appuie sur des moyens de communication comme le téléphone ou la visioconférence, a été largement intégrée à l'arsenal des outils de soins aisément acceptables par les patients et les soignants. La téléphonie mobile a constitué l'un des premiers terrains d'expérimentation privilégiés. La psychiatrie a, par exemple, largement utilisé la fonction de communication par short message service (SMS). Ce moyen de communication, très accessible, a eu un effet notable sur l'adhésion des patients aux soins. Il permet également de réaliser un pont entre technologie mobile et technologie web, par exemple en intégrant des liens vers une application web dans les SMS, ouvrant la voie au traitement automatisé des envois et des contenus adressés ou reçus. Car la troisième révolution industrielle place justement ces contenus – données ou datas – au cœur du processus de la transition numérique.
Tout ou presque, désormais, peut être numérisé : nos paroles, nos gestes, nos pensées. Comment croire alors que notre discipline restera en marge de cette révolution ?

C'est sur le sujet des données que la fracture entre médecine et TIC est la plus palpable. En médecine, la donnée a un caractère sacré. Elle est secrète. On la stocke, on la protège, on la cache. Y accéder est un privilège, la manipuler est presque impossible. Dans le monde des TIC, au contraire, la donnée doit circuler, elle doit être accessible, partageable, analysable. Les forteresses que sont les systèmes d'informations hospitaliers sont très loin du modèle de libre circulation du web et se dressent en remparts face aux modèles de prédiction et de décision rendus possibles par l'intelligence artificielle.

Le virage ambulatoire pris par la psychiatrie et l'expérience récente que nous faisons de l'impératif de distanciation sociale pourraient accélérer le recours à des outils de santé connectée. Une consultation ambulatoire psychiatrique dure en moyenne de 30 à 45 minutes. Les consultations sont habituellement espacées de 1 mois, parfois plus. De nombreux auteurs ont proposé de ne plus limiter la collecte d'informations cliniques aux seules consultations ou périodes d'hospitalisation. Ainsi, le concept d'évaluation écologique instantanée (ecological momentary assessment, EMA) regroupe l'ensemble des pratiques qui permettent à un patient d'adresser aux soignants, en temps réel, des informations sur ses symptômes, ses comportements, son état psychique ou ses activités, élargissant ainsi les possibilités de recueil de données. Les études utilisant l'EMA permettent de recueillir des symptômes au moment précis où ils apparaissent, ou peu après, ouvrant des possibilités d'intervention précoce. Les objets connectés complètent ce recueil en générant des données sans action volontaire du patient, en renseignant, par exemple, sur la qualité du sommeil lors de l'introduction d'un traitement hypnotique. Nous serions alors projetés dans un modèle où les décisions cliniques ne seraient plus guidées par nos seules observations cliniques, mais par des données provenant de ces dispositifs.

On voit bien que le recours aux datas comme source d'informations cliniques pose de très importants problèmes à notre discipline, à commencer par celui de s'adapter à ce nouveau modèle. Dans le monde des TIC, l'une des vocations de la donnée est la décision. L'utilisateur partage, la plupart du temps, le pouvoir sur cette décision avec la machine. Il n'est pas certain que les cliniciens acceptent de partager le processus décisionnel avec les instances d'intelligence artificielle qui traiteront ces données et fourniront des suggestions de traitement en temps réel. Qui sera responsable de cette décision, dans le cas où l'intervention suggérée par ce système conduirait à une aggravation de la situation du patient ? On observe également une appréhension des patients face au risque de perte de contrôle sur leurs données de santé, à juste titre du reste. Les scandales de perte de données médicales ou de piratage ont touché encore très récemment de grandes enseignes. Qui sera le garant de cette confidentialité ? Le médecin et l'hôpital ou les grands groupes qui, comme on l'a vu il y a peu, proposent leurs services aux banques de données cliniques comme le Health Data Hub ? Une psychiatrie qui s'appuierait partiellement ou exclusivement sur les technologies connectées pourrait également fragiliser le principe d'équité sur lequel repose le système de santé français. Ceux dont l'état psychique ne permettrait pas de bénéficier de ces outils seraient alors “victimes” d'une perte de chance qui s'ajouterait à celles que l'on attribue déjà à leur stigmatisation.

Par ailleurs, la lecture purement technique d'un trouble psychique ou somatique est, de fait, une réduction d'une réalité que l'on sait éminemment plus complexe. Le format numérique est nécessairement associé à un réductionnisme binaire. Il induit une compression des représentations de la maladie : les données chiffrées, comparées à une norme, pourraient ainsi appauvrir la perception des ressentis et l'expression du vécu du patient, mais aussi la clinique qui y est associée. Cette limite, déjà opposée au concept d'evidence based medicine, verra avec la santé connectée un paroxysme qui ferait émerger une forme de “novlangue” dans notre clinique en s'appuyant sur un langage compressé, débarrassé des nuances que la machine ne pourrait pas traiter.

C'est en somme la question de notre capacité à comprendre ces nouveaux outils plus que celle de notre capacité à lutter contre leur introduction dans les soins qui est posée. En France, les liens entre faculté de médecine et écoles d'informatique ou de data science sont rares. Un seul diplôme universitaire de santé connectée propose une sensibilisation approfondie à ces nouveaux outils. Aux Pays-Bas, pays qui fait figure de pionnier en termes d'intégration de la santé connectée au système de soins, plusieurs universités, dont l'Université libre d'Amsterdam, ont créé des filières entières de soins et de recherche sur les sujets de la santé mentale connectée.

Les articles présentés dans ce dossier montrent qu'il est toutefois possible d'interroger ces modèles et de les intégrer aux soins avec l'espoir qu'ils soient porteurs d'innovation et de bénéfices pour les patients.


Liens d'intérêt

S. Berrouiguet déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.