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Cas clinique

Éléments pour une éthique du rétablissement


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  • La réhabilitation psychosociale est fondée sur le principe du rétablissement. Or, le soin doit toujours respecter une dimension éthique. Nous nous interrogerons sur les bases éthiques sous-tendant le processus de rétablissement, processus issu de la vie. Pour cela, nous nous appuyons sur la philosophie de J. Patočka, qui est une phénoménologie de la vie. Les mouvements de la vie décrits par J. Patočka, que nous retrouvons au sein même du rétablissement, nous permettent de poser des éléments pour une éthique du rétablissement.

Depuis quelques années, le concept de rétablissement (recovery chez les Anglo-Saxons) pénètre de plus en plus les unités de soins psychiatriques. Ce concept peut s'appliquer à des domaines cliniques aussi variés que la schizophrénie, la bipolarité, les troubles du comportement alimentaire et, plus récemment, l'addictologie. Il est vrai que ce concept est intéressant, car il redonne au patient une place plus centrale dans le soin. L'idée est de redonner au patient un pouvoir décisionnel dans l'établissement de son programme de soins, avec la possibilité de pouvoir faire appel à différentes dimensions thérapeutiques, comme la remédiation cognitive, les thérapies cognitivocomportementales, la thérapie psychodynamique, les thérapies corporelles, l'ergo­thérapie, la pair-aidance… et même la dimension de la spiritualité. Toute l'idée du rétablissement est non pas d'obtenir une rémission des symptômes, mais d'essayer d'amener le patient à recouvrer une meilleure qualité de vie, selon des “normes” que lui seul doit établir. Il apparaît donc essentiel de s'interroger sur les bases d'établissement de ces normes, car celles-ci doivent intervenir dans les interactions sociales entre autres, puisqu'un des objectifs de la réhabilitation psychosociale est la réinsertion dans la communauté. Notre question sera donc d'essayer d'établir des chemins de réflexion pour déterminer quelques éléments d'éthique du rétablissement. Pour cela, nous nous appuierons sur la dimension clinique engagée lors du processus de rétablissement, mais aussi, en complé­ment, nous ferons appel aux données de la philosophie phénoméno­logique de Jan Patočka, qui nous semble particulièrement intéressante et appropriée à notre démarche.

Réhabilitation psychosociale

La réhabilitation psychosociale est une nouvelle modalité de soins qui se développe de plus en plus en France, comme d'ailleurs dans d'autres pays, ­soutenue par les pouvoirs publics. Elle associe classiquement 2 dimensions essentielles :

  • un champ individuel, s'adressant à la personne et consistant à lui assurer un accès à des soins spécifiques afin d'optimiser ses ressources personnelles et d'entraîner ses habiletés cognitives et sociales ;
  • un champ sociétal, consistant à œuvrer de manière collective au développement des soutiens communautaires et à la diminution de la stigmatisation des maladies mentales [1].

La réhabilitation psychosociale est fondée sur le concept de rétablissement. Ce concept, apparu dans les années 1980, redonne une place plus centrale au patient, en favorisant la parole et le savoir expérientiel.

Rétablissement

Il est important de préciser d'emblée que le rétablissement n'implique pas une rémission des symptômes. On ne recherche pas un retour à la normale : se rétablir signifie plutôt un état de bien-être, une amélioration de la qualité de vie par rapport à l'état morbide antérieur. Les facteurs sur lesquels on peut agir pour favoriser ce processus sont les suivants : promouvoir l'espoir, redonner du pouvoir d'action et de l'influence, ­stimuler des relations positives avec son entourage, etc. Une personne totalement rétablie est quelqu'un qui a foi en l'avenir (espoir), qui n'enferme pas son identité dans un diagnostic psychiatrique mais inclut, parmi d'autres éléments clés, sa vulnérabilité personnelle dans la définition qu'elle peut donner d'elle-même (identité), qui donne du sens à sa vie, sait ce qu'elle veut en faire (signification existentielle), prend la responsabilité de sa vie, est actrice de son traitement (plutôt que consommatrice ou victime), a de l'influence sur son environnement (empowerment), s'inscrit dans une vie sociale où les échanges interpersonnels sont des expériences en général ­positives et adaptées à ses besoins et à ses capacités de gestion des conflits (connexion) [2].

Pourquoi essayer d'établir des éléments pour une éthique du rétablissement ?

La réhabilitation psychosociale est une démarche thérapeutique tout à fait intéressante, faisant intervenir des dimensions un peu méconnues en psychiatrie comme le corps, la remédiation cognitive, la pair-aidance. La préoccupation constante des soignants est d'offrir un soin éthique, c'est-à-dire un soin nourri par le souci de l'autre. La réhabilitation psycho­sociale, avec des nouveaux paradigmes dont on n'a pas forcément l'habitude (l'espoir, l'empowerment, etc.) peut entraîner une certaine confusion des repères pour les soignants. La possibilité donnée aux patients de choisir eux-mêmes leur parcours de soins peut interroger un soignant, alors même que le patient n'a pas la connaissance requise pour avoir un choix éclairé. N'est-ce pas finalement recréer une hiérarchie qui ne voudrait pas dire son nom, en mettant en place des ateliers de psycho­éducation, pour apporter de l'information sur la maladie, le traitement, etc., aux patients ? Avec la psychanalyse, la question était moins aiguë, car la parole était présente, alors que pour certains soins de remédiation cognitive, l'ordinateur sera le seul interlocuteur. Notre propos n'est pas de critiquer la réhabilitation psychosociale fondée sur le rétablissement, mais justement d'éviter certains écueils, certaines dérives, pour une nouvelle voie thérapeutique qui offre une véritable ouverture aux patients. Comme cela a été dit plus haut, le rétablissement est synonyme d'un retour à la normale, à des normes. Toute la question est de savoir comment établir ces “normes”. C'est en ce sens qu'il nous est apparu intéressant d'essayer d'établir, non pas des normes extérieures au processus du rétablissement, qui seraient sociétales ou politiques, mais des normes issues du processus lui-même, c'est-à-dire une éthique du rétablissement. La question que nous posons est la suivante : qu'est-ce qui, dans le processus de rétablissement, peut servir comme repère aux soignants et aux soignés pour maintenir un soin éthique ?

Qu'est-ce que l'éthique ?

Classiquement, l'éthique étudie les conditions individuelles et collectives pour une vie bonne. Notre propos aura donc pour but de rechercher, dans le processus même du rétablissement, les conditions permettant d'offrir une vie bonne aux patients. Notre position sera d'interroger directement le processus de rétablissement chez le patient et d'essayer de faire émerger au sein même de ce processus les conditions d'une vie bonne, les conditions d'une éthicité. Pourquoi interroger le processus de rétablissement, et non pas essayer d'établir des normes, des critères de bon rétablissement ? Parce que le rétablissement concerne le sujet du patient, l'être même du patient. C'est dans l'être même du sujet qui se rétablit que nous allons essayer de trouver des fondements éthiques. On l'aura compris, notre démarche se veut ontologique, car notre seule idée est d'éviter l'aliénation objectale.

Description et justification de notre démarche de recherche

Notre démarche s'appuiera tout d'abord sur la clinique du rétablissement. Qu'est-ce qui est cliniquement présent chez un patient qui se rétablit ? À partir de ces éléments cliniques, nous appliquerons une démarche phénoménologique afin de remonter aux sources mêmes d'émergence du processus de rétablissement. En faisant appel aux travaux philosophiques de J. Patočka, nous tenterons de distinguer les éléments propres pour une éthique du rétablissement.

Première étape : la clinique du rétablissement

Le rétablissement comme convocation de soi par soi-même

Lorsqu'un patient se rétablit, il sait lui-même qu'il se rétablit. Il y a un caractère personnel dans le rétablissement. Le verbe se rétablir est un verbe réfléchi. On constate un renvoi à soi-même du “je” dans le rétablissement. “Je me rétablis”. Le rétablissement convoque le rétablissant, celui qui se rétablit. Mais en plus de cette composante réfléchie du “se rétablir”, il y a un vécu du rétablissement. Le patient qui se rétablit éprouve lui-même, à l'intérieur de lui, le sentiment du rétablissement. Ce sentiment est un éprouvé. Le patient s'éprouve comme se rétablissant. C'est-à‑dire que le rétablissement énonce sa présence par un éprouvé chez le patient. Le rétablissement éprouve le patient. Ce qui fait que dans le rétablissement, il y a à la fois un réfléchi, mais aussi un vécu, un sentiment de moi-même qui m'éprouve, qui m'interroge. Le rétablissement est donc un questionnement de lui vers moi, et de moi-même vers lui. Il y a donc les 2 sens dans le rétablissement, le “je le ressens” et “il m'éprouve”. Dans la proposition “je le ressens”, il y a une dimension d'objectivation du rétablissement, de réification que nous décidons de mentionner mais sans aller plus loin.

Intéressons-nous à l'éprouvé du rétablissement. L'éprouvé est un sentiment intime, qui appelle à la profondeur. L'éprouvé nous appelle à une certaine transcendance. ll nous interroge, ne nous laisse pas indifférent, nous oblige à nous arrêter, nous arrête même alors que nous ne pensions pas à lui. Il s'impose. Posons-nous 2 questions sur le vécu de l'éprouvé chez le patient. Qu'est-ce que le patient éprouve, issu du rétablissement, au cours du rétablissement ? Et quel est le lieu de l'éprouvé du rétablissement ? Pour répondre à la première question, sur ce qui est issu du rétablissement et qui m'éprouve, nous proposons de nous appuyer sur la philosophie de Patočka.

Pourquoi choisir la philosophie de J. Patočka ?

J. Patočka (1907-1977) est un philosophe contemporain, d'origine tchèque, un peu méconnu, mais qui, comme l'écrit Paul Ricœur dans sa préface aux Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire, était “un universitaire de la stature de Merleau-Ponty”. C'est un phéno­ménologue dont les travaux ont porté sur la vie, le mouvement de la vitalité, sur l'émergence de l'histoire à partir de la préhistoire… Il nous a semblé pertinent de nous appuyer sur ses analyses phénoménologiques du mouvement.

L'éprouvé s'éprouve chez le rétablissant, c'est-à-dire chez celui qui est en train de se rétablir. On ne le retrouvera pas chez le patient qui est rétabli, c'est‑­à-dire guéri, car, par définition, il n'est plus sur la voie du rétablissement. L'éprouvé du rétablissement est la traduction du passage d'un état vers un autre. L'éprouvé montre, me renseigne, et me dit que je suis sur le chemin. L'éprouvé est donc le témoignage d'un mouvement. Le patient a conscience du mouvement de son rétablissement au travers du sentiment d'éprouvé. J. Patočka nous précise que “le mouvement est ce qui fait que les choses sont, ce qui fait en même temps que leur être est vivant, qu'il est quelque chose de l'ordre de la vie, une unité en un sens compréhensible, un cheminement ‘de… vers'. Le mouvement est donc l'origine et la raison de la compréhensibilité du monde, de sa teneur de sens” [3]. Nous percevons donc que le mouvement éprouvé par le patient qui se rétablit est un cheminement “de… vers”, que ce mouvement est de l'ordre de la vie. Alors que l'éprouvé a une dimension intime, il est le témoin de l'ouverture à la vie. C'est une expérience paradoxale qui est vécue dans l'éprouvé du rétablissement, de l'intime, du fermé, vers la vie, vers l'ouverture. D'où l'appel à la transcendance que nous soulignions plus haut.

Nous venons donc de montrer que l'éprouvé du rétablissement est en lien avec le mouvement issu de la vie. Mais revenons à notre problématique, qui est d'établir des éléments pour une éthique du rétablissement. Patočka fait une analyse très fine du mouvement et en distingue 3 types, qui sont tous inclus l'un dans l'autre, mais intervenant de manière prépondérante à un moment de l'existence. On souligne ici une dimension historique.

Les 3 types de mouvement décrits sont l'enracinement, le prolongement et la percée. Ces mouvements sont les mouvements d'ensemble en lien avec la vie, qui est elle-même mouvement. Il faut cependant distinguer les mouvements d'ensemble, que nous allons décrire plus précisément, et les mouvements singuliers, instrumentaux, kinesthésiques qui apparaissent au moment où les mouvements d'ensemble se retirent, mais qui en restent le “véhicule” [4]. Cette remarque de J. Patočka est intéressante et demande à être travaillée, en particulier pour les troubles obsessionnels ou pour le comportement addictif.

L'enracinement est le premier mouvement

“Tout comportement, tout faire présuppose l'enracinement qui a lieu dans la dimension de la passivité, de l'abandon” [5]. Ce mouvement est la venue du monde vers nous, qui doit nous accepter et que nous devons accepter. C'est véritablement le mouvement de l'acceptation. C'est l'acceptation par le monde de ce que nous sommes depuis notre ­naissance. Le corps tient une place importante, répond avec son impuissance au monde, et se développe à travers l'activité ludique pour nous découvrir nous-mêmes et tout ce qui nous entoure. Le rapport entre le monde et nous est un rapport d'humeur, d'affectivité. L'acceptation est au centre de ce mouvement d'enracinement. Mon être est d'abord un être qui se laisse accepter. Le “tu” est prioritaire sur le “je”. Empiriquement, c'est le sourire de la mère envers son enfant. On ­comprend donc que, dans le mouvement de phénoménalisation, il y a “en germe” une acceptation par l'autre. Nous sommes d'abord du monde. On perçoit ici la base d'une éthique ontologique. Ainsi, nous allons donc retrouver dans le mouvement du rétablissement, une composante d'éthique ontologique, qui nous signifie que nous sommes du monde. “Nous sommes acceptés par ce dans quoi nous naissons”, nous sommes acceptés par le monde “auquel” nous sommes, en vertu de notre naissance [6]. Il est donc clair que nous ne pouvons nous rétablir seuls dans notre coin. Pour se rétablir, nous avons déjà été acceptés par le monde, par les autres. Et J. Patočka va même plus loin en précisant : “Cette acceptation est ce qui fournit le fondement nécessaire au développement de nos possibilités propres, des possibilités qui sont données avec nous et qui ne peuvent être qu'assumées, car ce n'est pas nous qui les créons, elles sont aussi originelles que nous le sommes nous-mêmes” [7]. Nous venons donc d'identifier un premier élément d'éthique du rétablissement.

Le prolongement

Le 2e mouvement décrit par J. Patočka est celui du prolongement, de la reproduction dans les choses. On est davantage dans une certaine individuation. C'est un mouvement de prolongement de soi mais dans les choses. Dans ce mouvement, nous nous échappons à nous-mêmes car nous nous affairons, nous courons après les choses. On pense que les choses vont nous apporter du sens. L'organisation de la société actuelle en est un parfait exemple. On regarde des vidéos, on achète 2 paires de chaussures, et la 3e nous est offerte… Nous devenons un “corps inorganique” [8]. Ce mouvement va “refouler” (c'est le terme employé par Patočka [9]) le mouvement de l'enracinement, signe du passé, alors que dans le mouvement de prolongement, nous sommes dans le présent. On assiste à un véritable retournement par rapport au 1er mouvement, nous recherchons non pas le bonheur, mais la satisfaction. “Le regard plein d'amour de l'acceptation fait place à la froide évaluation de la manière dont nous pouvons être utilisés” [10]. L'homme apparaît comme l'artisan de ce monde froid, calculé… On assiste à l'utilisation de l'homme par l'homme. C'est toute la question du travail. Mais revenons à notre question. Y a-t-il des rapports éthiques entre les hommes ? Oui, mais c'est une éthique idéologique, qui a été forgée. C'est celle des comités d'éthique, où il y a certes un travail, mais aussi des luttes. Rien n'est serein, paisible, la situation est faite “de culpabilité, d'oppression et de souffrance”. C'est une éthique des protocoles, une éthique des règles. Mais, et cela doit être souligné, l'homme n'est pas totalement détaché de son enracinement, il garde un lien. Il n'y a pas de coupure radicale. Et comment cela s'exprime ? Patočka nous répond (la citation est peut-être un peu longue, mais il est important de l'avoir en entier) : “La situation fondamentale que ce mouvement présuppose, dans laquelle il se déroule et se prolonge continuellement, est une situation faite de culpabilité, d'oppression et de souffrance. La culpabilité ne signifie pas forcément ici la faute au sens moral, mais plutôt son présupposé – la vie dans un monde déjà occupé, plein à ras bord, où chaque mise en valeur de soi-même affecte nécessairement les autres et représente pour eux un préjudice virtuel. L'oppression est donc inévitable, présente non seulement dans ses formes flagrantes, mais aussi là où l'on s'applique à l'atténuer. Quant à la souffrance, elle est nécessairement impliquée dans toute situation qui traverse le travail et la lutte et où l'homme vit à découvert, exposé au péril” [11]. Ce mouvement est bien sûr présent dans le rétablissement, au travers de la psycho­éducation, des séances de thérapie cognitivo­comportementale, des évaluations, des protocoles de soin. Par ce mouvement de prolongement, on a pu identifier un second élément d'éthique présent dans le mouvement de rétablissement. Avant de refermer ce paragraphe sur ce mouvement, nous aimerions citer de nouveau J. Patočka, dans son texte écrit à la fin des années 1960 : “La communauté avec les choses, la pénétration en dedans des choses, apparaît à la fois comme chemin de la modification et de la formation de l'homme par lui-même” [12]. Cela nous laisse songeur et nous invite à lire sur le même thème Eva Illouz, sociologue, qui arrive aux mêmes conclusions, 60 ans après.

La percée

Le 3e et dernier mouvement est celui de percée, de revirement. Il est présent dans le processus de rétablissement, mais c'est peut-être celui que nous devons essayer de favoriser, de renforcer au cours du processus. Pour J. Patočka, c'est le plus ­important. “Il s'agit d'une rencontre, non pas avec un étant étranger, mais avec l'étant propre.” Cette rencontre n'a lieu ni comme dans le mouvement d'enracinement, où je me trouve moi-même dans les possibilités et les impossibilités facticielles du comportement actif, ni comme dans le mouvement de projection de soi, où je m'identifie à mon rôle, à la tâche que j'ai à accomplir et à laquelle je suffis ou succombe. Dans le dernier mouvement, le mouvement propre de l'existence, il s'agit pour moi de me voir dans mon essence humaine et ma possibilité la plus propre, dans ce qui fait de moi un habitant de la Terre, et qui est en même temps un rapport à l'être et à l'univers [13]. C'est le mouvement d'autocompréhension propre. “Mon étant n'est plus défini comme un être pour moi, mais comme étant dans le dévouement, un étant qui s'ouvre à l'être, qui vit pour que les choses soient, pour que les choses – et aussi moi-même et les autres – se montrent en ce qu'elles sont.” Ce mouvement n'est pas une simple contemplation, une simple réflexion. Il conduit à une transformation. Le patient vit la possibilité d'être lui-même. Le patient ne se définit plus comme un être pour lui, mais comme un être pour autrui. Il n'y a plus d'affrontement comme dans le 2e mouvement, mais un dévouement. Le patient s'ouvre et à lui-même et aux autres. Il vit pour que les choses, lui-même et les autres, soient ce qu'elles sont. La dimension éthique est évidente. Mais on perçoit bien la différence avec l'éthique du 2e mouvement. Ici, c'est de nouveau une éthique de la vie. L'expression clinique de ce mouvement est très classique. On l'observe souvent chez nos patients pris en charge en réhabilitation psycho­sociale, en particulier en addictologie. Une fois que les patients ont quitté le comportement addictif, ils se tournent vers les associations d'entraide, vers les associations de pair-aidance. C'est souvent un signe d'évolution favorable, tout en sachant qu'il faut savoir rester “[soi]-même et les autres tels que nous sommes”. On vient donc d'identifier un 3e élément d'éthique du rétablissement.

Pour résumer, nous venons donc d'identifier 3 éléments d'éthique du rétablissement, d'ordre soit ontologique, soit représentatif, issus du mouvement même du rétablissement, dans une décompo­sition établie selon la philosophie de J. Patočka. Avant de traiter de la question du lieu de l'éprouvé, nous aimerions apporter une précision sur les modalités d'expression de ces mouvements, en particulier le 1er. J. Patočka écrit que, dans le mouvement d'enracinement, “ici s'ouvre avant tout la totalité qui est antérieurement aux parties, essentiellement inépuisable, à laquelle nous nous rapportons, ou plutôt qui se rapporte à nous dans l'affectivité, dans la ‘tonalité' à laquelle elle nous accorde la manière dont nous sommes livrés, ouverts, sensibles à la totalité” [14]. Il est important de souligner l'impor­tance de l'affectivité, de la tonalité pour notre origine ontologique.

Nous venons d'essayer de répondre à la 1re question : qu'est-ce que le patient éprouve, issu du rétablissement, au cours du rétablissement ? Ce qui nous a permis d'identifier 3 éléments d'éthique. Nous nous proposons maintenant de répondre à la seconde question : quel est le lieu de l'éprouvé du rétablissement ?

Le travail avec des psychomotriciennes nous permet de répondre à cette question. Lorsqu'elles travaillent avec des patients, l'éprouvé est ressenti au sein du corps. C'est à l'intérieur du corps que l'éprouvé est perçu : souvent, les patients accompagnent leurs paroles par un geste se dirigeant vers le thorax. D'ailleurs, cet éprouvé est ressenti comme un mouvement, et non comme une agitation.

Nous avons donc situé l'éprouvé au sein du corps. C'est un élément important car la prise en charge en réhabilitation psychosociale a pour principe la globalité, c'est-à-dire qu'elle s'adresse à l'entièreté du sujet, à la fois dans ses dimensions psychologiques, sociales, familiales, spirituelles, mais aussi corporelles. C'est ainsi que le corps est un élément à prendre en compte dans la prise en charge, ce qui n'était pas forcément dans les habitudes pour le soin en psychiatrie. Mais essayons d'aller plus loin et de définir ce qu'est un corps qui est un élément très particulier, car il offre les 2 facettes : un corps que j'ai et un corps que je suis.

Le corps que j'ai est celui de la biologie, de la remédiation cognitive, du bilan hépatique perturbé. Mais le corps que je suis n'est pas loin. C'est le corps du vécu, c'est le corps qui éprouve, le corps qui sait que je suis celui qui sait, qui pense dans les processus cognitifs. On peut donc dire que je suis mon corps. Mais l'inverse n'est pas vrai. Mon corps n'est pas moi. On peut dire que mon corps est moi dans le sens où il m'appartient, mon corps est à moi, que je ne pourrais pas exister sans lui, mais mon corps sans mon “je” n'est rien. Le corps ne peut être mon corps que lorsque je “subordonne” mon “je”. Il faut que je prête mon “je” pour que le corps devienne mon corps. Ce mouvement de réappropriation du corps est fondamental, et constitue certainement l'un des éléments majeurs pour le mouvement du rétablissement. En effet, et cela est une idée forte pour J. Patočka, ce mouvement de réappropriation ne peut se faire que si le patient est libre de le faire, que si le sujet est libre de “s'aliéner à son propre égard” [15]. On comprend donc que le “je suis” du corps est issu de la liberté, et que “la différence” entre le corps que je suis et le corps que j'ai est la liberté. La distance entre l'être et l'avoir du corps tient à la liberté.

Ces conceptions doivent nous amener à envisager des soins qui, justement, vont remettre le corps que je suis au centre de la scène, à travailler autour de l'auto-­aliénation du “je” au sein du corps. Le travail individuel en psychomotricité, ou le travail de créativité avec des artistes (mais pas l'art-­thérapie) peuvent constituer des pistes intéressantes, à favoriser au sein des unités de soin. Dans tous les cas, cela nécessite aussi un travail d'équipe institutionnel préparatoire, car les enjeux, même s'ils sont souvent perçus, ne sont pas toujours théorisés.

On vient de montrer la composante personnelle dans la constitution du corps. Mais il y a une autre composante, qui est celle d'autrui. Mon corps est d'abord le corps constitué par les yeux d'autrui. Mon corps est donc à la fois pour moi-même, et pour les autres. Mon corps est le témoin de mon appartenance au monde. Je ne suis pas seul avec mon corps. Mais autrui m'est donné dans mon corps par un chemin différent que celui par lequel je suis donné à mon corps. Autrui est donné à mon corps dans un “quasi vécu” [16]. Citons le texte de Patočka en entier : “Chaque fois que je vois, que j'entends, que je touche, que je ressens affectivement et réagis à une présence corporelle étrangère, chaque fois que l'expé­rience vivante me présente un autre organisme, un autre corps animé, j'ai devant moi – médiatisé par l'image de ce corps – un compor­tement somatique, c'est-à-dire une existence dans un corps subjectif, existence qui doit procéder chez ce corps étranger, au même titre que la mienne, d'une sphère purement subjective. Dans cet objet, j'ai conscience d'un sujet, avec la même immédiateté et la même évidence que dans mon souvenir personnel.” Nous empruntons à Hans Jonas la conclusion de cette réflexion : “Progressant à partir de mon corps, mieux, moi-même progressant corporellement, je construis dans l'image de son expérience de base l'image dynamique du monde – un monde de force et de résistance, ­d'action et d'inertie, de cause et d'effet” [17]. Le corps est donc la condition de l'éthique. Le corps apparaît donc comme un nouvel élément dans l'éthique du rétablissement, le 4e élément.

Pair-aidance

La pair-aidance est l'une des ressources thérapeutiques entrant dans le cadre de la réhabilitation psychosociale. Elle a pour but le partage du savoir expérientiel, c'est-à-dire le partage de “la santé-je”, une santé vécue à la première personne et non d'“une santé-il”, qui correspond plus à une santé scientifique. La pair-aidance a pour objectif le partage de l'expérience de rétablissement, à partir du vécu propre du rétablissement. La rencontre avec un pair-aidant peut avoir un pouvoir motivationnel sur le patient, et lui redonner un “certain contrôle de sa vie”, un “empowerment” selon le terme anglo-saxon. Dans l'échange expérientiel, le patient reçoit, écoute les propos du pair-aidant. Cette écoute est une source de réflexion pour le patient, source qu'il sera important de favoriser dans le soin. C'est-à-dire qu'écoutant, le patient va se retirer pour penser. C'est l'une des propriétés soulignées par Hannah Arendt dans son livre La ­Vie de l'esprit, pour décrire l'activité de penser : “sa façon de se mettre en retrait du monde des phénomènes que régit le sens commun” [18]. Dans la pensée qu'il développe, dans le retrait où il s'installe, le patient va donc se trouver face à lui-même. Il est dans une dualité de lui face à lui-même. On a donc un dialogue intérieur du “2 en 1” de la pensée. La vérité ne sera pas le critère de ce dialogue, ni intuitive ni déductive. Non, qu'est-ce qui fera que ce dialogue pourra se tenir ? Que le patient ne soit pas un adversaire de lui-même. C'est-à-dire que le patient, dans son mouvement de pensée, ne soit pas en contradiction avec lui‑même. L'important est donc, et cela était souligné par Socrate, d'être dans une relation d'amitié avec soi-même. “Ce qui sert de modèle en la matière, c'est bien entendu l'expérience d'amitié, par celle de soi-même, on analyse le sujet de l'échange, puis on découvre qu'on peut établir un dialogue, non seulement avec les autres, mais avec soi-même” [19]. Par conséquent, être éthique avec soi-même fait que je suis éthique avec les autres. D'une certaine façon, on retrouve l'impé­ratif catégorique de Kant : “Agis de telle façon que ton acte puisse être érigé en maxime universelle”. L'analyse du processus de penser, au cours de l'expérience de pair-aidance, mais que l'on pourrait retrouver dans d'autres expériences au cours du processus de rétablissement, c'est-à-dire à partir du moment où il y a mouvement, permet d'identifier un nouvel élément éthique au cours de ce processus.■

Conclusion

Nous avons donc essayé d'établir des éléments éthiques au sein du processus de rétablissement. Nous avons pu en identifier à la fois dans le mouvement même du rétablissement, dans le corps du rétablissant, et enfin dans l'activité de penser du patient se rétablissant. Il nous semblait important de pouvoir les identifier afin d'essayer de les favoriser, ou du moins de ne pas les engloutir sous une pratique protocolaire. En effet, le soin psychique a cette particularité, qui en fait sa spécificité, de mêler à la fois une attente médicale (guérir, soulager, rétablir) et une attente éthique : être enfin heureux, selon les termes de M. Bourbon. L'un ne peut pas aller sans l'autre. La réhabilitation psychosociale fondée sur le rétablissement peut offrir cette possibilité, encore faut-il savoir la respecter. Le rétablissement est une possibilité d'ouverture dont la possibilité même nous amène à nous interroger. Qu'est-ce qui fait l'ouverture du rétablissement ? Alors même que le rétablissement est un processus très intime, il est ouverture. Il serait intéressant à ce niveau de s'appuyer sur les travaux récents de R. Barbaras. En conclusion, nous nous permettons de citer de nouveau M. Bourbon : “L'éthique est cette délibération irréductiblement contextuelle et singulière, qui fait d'elle le cœur du geste clinique.”

Références

1. Traité de réhabilitation psychosociale. Sous la direction de N. Franck. Elsevier 2018:19.

2. Traité de réhabilitation psychosociale. Sous la direction de N. Franck. Elsevier 2018:59

3. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:129.

4. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:106.

5. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:41.

6. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:107.

7. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:107.

8. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:115.

9. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:113.

10. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:116.

11. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:117-8.

12. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:117.

13. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:118.

14. Patočka J. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. Kluwer Academic publishers 1988:41.

15. Patočka J. Qu’est-ce que la phénoménologie ? Millon 1988:115.

16. Patočka J. Qu’est-ce que la phénoménologie ? Millon 1988:118.

17. Jonas H. Le phénomène de la vie. de Boeck 2001:33.

18. Arendt H. La vie de l’esprit. Presse universitaire de France 2007:121.

19. Arendt H. La vie de l’esprit. Presse universitaire de France 2007:247.


Liens d'intérêt

E. Peyron et B. Rolland déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.