Cette tribune expose des pistes d’analyse tout en reconnaissant qu’aucune des théories invoquées ne permet d’expliquer tous les défis de l’implantation d’un nouveau rôle. Trois analyses explicatives brèves sont proposées à partir de la sociologie , notamment à partir de la sociologie des professions. Ces analyses suggèrent une révision du sens de certains mots fréquemment invoqués par les IPA, soit l’autonomie, l’identité et l’originalité du service. Constituer une identité et une offre de service originale de soins infirmiers avancés, dans la perspective de la sociologie des professions, débute par l’existence d’un savoir disciplinaire en mesure de garantir la singularité du rôle et du service de pratique avancée.
Au fil de nombreuses discussions politiques, les sociétés ont méticuleusement découpé le travail offert dans les services de santé. Ainsi, la contribution de chaque groupe est-elle délimitée par rapport à celle des autres groupes de façon à composer une offre de service. Or, implanter une nouvelle pratique hybride, telle la pratique avancée, dans un entrelacs de services offerts par différentes professions ne peut laisser personne indifférent, comme en témoignent les remous suscités par l’implantation de la pratique avancée. Examiner la situation à travers la perspective des IPA, ou à partir de celle des autres professionnels impliqués ou de celle des acteurs politiques qui en ont la charge, fait surgir la différence entre les visions des uns et des autres. Dans ce contexte, on suggère souvent aux infirmières qui implantent ce nouveau rôle de s’impliquer et d’agir politiquement. Rappelons que les infirmières développent les habiletés qui facilitent l’action politique, notamment la communication, mais, elles sont moins habituées à l’analyse politique [1, 2]. Produire des analyses qui élèvent au-dessus de la perspective et de la perception des IPA afin d’inclure d’autres points de vue est important avant d’envisager, le cas échéant, d’agir politiquement.
Articulation entre savoir et mise en œuvre singulière : promouvoir une identité unique IPA
Affirmer que l’on assure un service particulier est au cœur de l’existence de toute profession, y compris celle d’IPA. Dans une perspective sociologique, c’est le savoir qui sert à expliquer le service offert et à négocier avec les autres (professionnels et acteurs politiques) une place au sein de l’ensemble déjà bien délimité et convenu dans les rôles acceptés. Or, les IPA mettent en avant le savoir et les activités médicales, au cœur de leur rôle, entraînant des réactions de la part de la médecine. Lorsqu’un groupe se définit à partir du savoir d’un autre groupe, cela peut entraîner pour lui de sérieuses conséquences [3]. Une première analyse pourrait aider à saisir les réactions suscitées par l’implantation du rôle de la pratique avancée si on l’examine dans la perspective d’une théorie sociologique, celle de la déprofessionalisation et de la prolétarisation d’une profession.
Selon cette théorie, l’utilisation par les IPA du savoir médical entraînerait une possible déprofessionalisation et prolétarisation de la médecine et de son savoir. La déprofessionnalisation se réalise lorsque le savoir, qui confère à la médecine son prestige, est partagé. Partager le savoir, suggère cette théorie, diminue l’aura de prestige de la médecine, qui perd son monopole et l’autorité professionnelle dont il s’assortissait. La diminution du prestige et de l’autorité de la médecine se matérialise par l’adoption de réglementations et de directives promulguant un partage du savoir et d’activités médicales, notamment avec les IPA. Une perception de déprofessionnalisation et de prolétarisation de la médecine s’ensuit. Cela peut susciter des réactions négatives et de la réticence à offrir une place aux IPA.
De façon plus concrète, les IPA promeuvent une identité unique. Puisqu’il s’agit d’une pratique infirmière, cette identité devrait reposer sur un savoir infirmier utilisé dans la pratique et le rôle promu devrait être situé dans le domaine des soins infirmiers en complémentarité avec celui de la médecine. L’enjeu au cœur de la perception de déprofessionnalisation se situe justement autour du partage d’un savoir propre à la médecine ou d’un savoir propre.
Un consensus international existe en soins infirmiers : la formation et les compétences nécessaires à une pratique avancée exigent un ajout de savoir infirmier et pas seulement un ajout de savoir provenant d’autres disciplines. Pour cette raison, et dans la perspective de la sociologie des professions, les IPA devraient mettre en avant un savoir infirmier appris au cours de la formation. Ce savoir devrait être de niveau avancé en explicitant les interventions et les résultats de soins rendus possibles par une pratique avancée.
Or, si le savoir infirmier appris au cours d’une formation initiale et l’expérience antérieure à titre d’infirmière précèdent l’admission dans un programme de formation à la pratique avancée en soins infirmiers, la formation des IPA offre peu de savoir infirmier supplémentaire et l’identité développée s’ancre peu dans le domaine disciplinaire infirmier. Ainsi, situer le rôle et l’identité de la pratique avancée dans le domaine médical pourrait être perçu comme une déprofessionnalisation et une prolétarisation de la médecine. Évidemment, cela provoque des réactions fortes, surtout lorsque le discours des IPA ne distingue pas clairement le savoir infirmier et la singularité de leur identité par rapport à celle de la médecine. En somme, cette théorie offre une explication des difficultés rencontrées par la promotion d’une identité IPA qui emprunte à la médecine. En dépit de ses limites, comme toute théorie explicative, elle peut distinguer et expliquer provisoirement certains effets observés et situer la dynamique dans un ensemble plus grand.
Une identité professionnelle autonome
La sociologie des professions propose que l’autonomie professionnelle soit octroyée à partir de l’existence d’un savoir particulier sous-jacent au service offert. Les prérequis d’une telle définition de l’autonomie sont difficiles à atteindre en soins infirmiers, autant pour les généralistes que pour les spécialistes et les IPA, en raison de la faible présence du savoir infirmier dans les formations offertes.
Toutefois, c’est moins cette version de l’autonomie que l’on entend dans le discours des IPA qu’une quête d’autonomie “ fonctionnelle”, version plutôt réduite de l’autonomie. L’autonomie fonctionnelle des IPA consiste à exercer des activités médicales sans supervision des médecins ou sans une supervision de l’organisation [4]. L’aspiration d’autonomie fonctionnelle des IPA pourrait s’analyser à la lumière d’une autre théorie sociologique, celle de la domination médicale sur la santé et les professions de la santé [5]. Selon cette théorie, la médecine domine la santé par l’exclusivité du service médical offert et, pour cette raison, elle exerce un contrôle sur ce que les autres peuvent faire. Tout groupe qui voudrait défier l’exclusivité et la domination de la médecine devra composer avec la forte résistance qu’elle lui opposera, comme le montrent les remous actuels. Les tentatives d’un groupe, par exemple celui des IPA, pour faire valider une formation et un rôle en vue d’un service médical partagé défient la domination sur le domaine. Pour amoindrir cette opposition, et en raison du fait que l’exclusivité est garantie par des réglementations et des politiques, la négociation devra se faire non seulement auprès des médecins mais aussi auprès des politiciens. Rappelons que, en général, les médecins ont de meilleures relations, établies de longue date, avec les détenteurs de pouvoir, que n’en ont les autres groupes professionnels. Ces relations assurent le maintien de la protection légale déjà accordée à ces derniers.
Par ailleurs, le contexte de la domination médicale sur la santé se traduit de façon plus explicite dans la vision des systèmes de profession proposée par Abbott en 1988 [6], selon laquelle la domination est accordée à la profession qui a réussi à obtenir une réglementation pour le service qu’elle rend à la suite des tractations auxquelles elle est parvenue grâce à ses relations positives avec les politiciens et par son association professionnelle forte. Cela lui assure une niche exclusive dans le marché protégé de la santé. Dans cette vision, la notion de pouvoir est une notion très traditionnelle où la somme de pouvoir est égale à zéro. Ainsi, en raison de cette vision systémique, si un groupe prend du pouvoir, obligatoirement, l’autre en perd. Dans ce contexte, la médecine réagit à l’arrivée d’un rôle d’IPA comme à une perte de pouvoir. Elle va donc essayer de limiter ses pertes et s’efforcer de restreindre le partage. Les efforts viseront à maintenir le partage du savoir et de rôle à des zones périphériques, ou à des problèmes simples ou à permettre une pratique sous supervision médicale, sans autonomie fonctionnelle. La médecine va aussi mettre en avant qu’elle détient un savoir plus approfondi, protéger ses spécialités les plus prestigieuses, et faire en sorte que le nouveau groupe soit exclu d’un partage de rôle dans ces spécialités. C’est dans ce contexte que l’autonomie fonctionnelle prend de l’importance pour les IPA. En fait, la théorie sociologique de la domination médicale sur les professions de la santé peut expliquer certains défis auxquels doit faire face la pratique avancée et le fait que certaines spécialités médicales soient accessibles aux IPA et d’autres moins.
Affirmer une identité IPA et agir politiquement
Finalement, la théorie du pouvoir compensateur suggère qu’une fois qu’un groupe a atteint le maximum de contrôle et de pouvoir dans un domaine, il ne peut qu’en perdre. Dans le cas de la médecine, plusieurs éléments sont invoqués pour affirmer qu’un pouvoir compensateur est à l’œuvre, affaiblissant sa capacité à s’opposer à un partage de ses activités. Toutefois, pour réaliser des gains dans un tel contexte, un groupe prétendant à un tel partage doit réussir à obtenir le soutien d’autres acteurs. Ainsi, il doit parvenir à convaincre le public, le monde des affaires, les politiciens et d’autres qu’il est en mesure d’offrir un service complémentaire ou de substitution partiel ou complet à celui de la médecine [7]. Dans le cas particulier des IPA, ces acteurs doivent être convaincus de la valeur du service offert par ces dernières, du fait qu’elles détiennent un savoir en mesure de répondre aux questions suivantes : quel service offrez-vous ? Comment se distingue-t-il de ceux déjà disponibles ? Quels résultats pouvez-vous obtenir ? Comment s’expliquent vos interventions et vos résultats ? Lorsque les réponses de la pratique avancée sont formulées seulement en termes de savoir médical ou de partage d’activités médicales, sans ajout de savoir infirmier, ou d’explications ancrées dans le domaine des soins infirmiers, la négociation peut s’avérer difficile.
En somme, que ce soit en raison d’une perception de déprofessionnalisation ou de prolétarisation de la médecine, ou en raison d’une domination de la médecine et de son savoir sur la santé ou encore d’un déclin du pouvoir en vertu d’un rééquilibrage suscité par un mouvement de pouvoir compensateur, l’implantation d’une pratique infirmière avancée ne se fait pas facilement. Si les IPA veulent suivre le conseil régulièrement donné et agir politiquement, elles doivent effectuer des analyses plus générales afin de bien situer les positions des acteurs et les enjeux véritables. En fait et au-delà de ces analyses, la pratique avancée et ses promoteurs ont avantage à mettre en avant une identité singulière. Dans la perspective de la sociologie des professions, le fait de détenir un savoir disciplinaire en est un élément crucial. En somme, et comme l’ont suggéré les analyses présentées précédemment, la nécessité d’une identité de la pratique avancée se fondant sur un savoir en mesure de suggérer des interventions infirmières et des résultats de pratique infirmière avancée demeure incontournable. Suggérer aux IPA de s’impliquer en politique signifie qu’elles doivent se préparer à présenter le savoir sous-jacent aux interventions et aux résultats qui distinguent leur pratique de celle des autres, arguments utiles à la répartition des ressources et à la reconnaissance d’une véritable autonomie professionnelle.
Référence de l’article :
Dellaire C. Proposer “le politique” face aux défis de la pratique avancée : de quel type de solution s’agit-il ? Revue de la Pratique avancée 2025;6(2):64-8.
Adresse de correspondance :
Clémence Dallaire : clemence.dallaire@fsi.ulaval.ca

