Muscles à haut risque
Monsieur B., âgé de 26 ans, est agent de sécurité. Son seul antécédent notable est une cryptorchidie bilatérale. Le testicule gauche a spontanément migré tandis qu'une orchidopexie droite a dû être réalisée à l'âge de 7 ans. Un dysfonctionnement érectile, apparu il y a quelques mois, constitue le motif de la consultation spécialisée.
L'interrogatoire révèle qu'à l'anérection s'associe une chute du désir d'activité sexuelle. Monsieur B. pèse 100 kg pour une taille de 176 cm (IMC = 32,3 kg/m2). L'examen des organes génitaux externes retrouve un pénis normalement développé et 2 testicules intra-scrotaux de 28 mm de grand axe. Il n'est pas observé de gynécomastie. L'imposant développement musculaire est susceptible d'expliquer à lui seul l'IMC. Le crâne est rasé de près. Les téguments, totalement glabres, ont une coloration et un aspect normaux. Le champ visuel, évalué au doigt, est normal. La pression artérielle est mesurée à 130/80 mmHg et le rythme cardiaque à 60 pulsations/mn. Le reste de l'examen clinique ne révèle aucune anomalie.
Des examens hormonaux ont été réalisés après cette consultation. Les résultats sont les suivants : LH (Luteinizing Hormone) et FSH (Follicle-Stimulating Hormone) sont respectivement à 0,7 (N < 7) et 1,1 Ul/l (N < 5). La testostéronémie totale est de 1,42 ng/ml (N : 4-10), le taux plasmatique de 17β-estradiol est de 12 pg/ml (N < 45), celui de TeBG (Testosterone-Estradiol Binding Globulin) est de 11 nmol/l (N : 17-34). L'inhibine B plasmatique est de 52 pg/ml (N : 90-320). La cortisolémie matinale est de 427 nmol/l (N > 300), la T4 libre est à 16 pmol/l (N : 10-23), et l'IGF-1 (Insulin-like Growth Factor-1) à 306 ng/ml (N : 90-350).
Le tableau biologique est donc celui d'un hypogonadisme hypogonadotrope isolé. Il n'y a aucun stigmate clinique évoquant un déficit hypophysaire associé, et les taux plasmatiques de cortisol, T4 libre et IGF-1 sont normaux.
Le déficit gonadotrope est, à l'évidence, acquis. En effet, en dépit de l'antécédent de cryptorchidie, la maturation pubertaire est advenue à l'âge physiologique et s'est déroulée normalement. En témoignent, notamment, le développement pénien et la taille des gonades. La prolactinémie à 10 ng/ml (N < 15) et la ferritinémie à 180 ng/ml (N : 20-310) s'inscrivent chacune dans leur norme respective, ce qui permet d'exclure 2 des principales étiologies d'hypogonadisme hypogonadotrope isolé et acquis de l'homme adulte.
Cette insuffisance gonadotrope ne paraît pas lésionnelle mais bien fonctionnelle. En témoignent les pics respectifs de LH et de FSH, qui atteignent 11 et 2,6 Ul/l après administration intraveineuse de 100 μg de GnRH (Gonadotropin Releasing Hormone). Par ailleurs, le testicule endocrine répond à la stimulation par gonadotrophine chorionique. L'injection intramusculaire de 5 000 UI d'hCG (human Chorionic Gonadotropin) est suivie d'une élévation des taux de testostérone et de 17β-estradiol plasmatiques à, respectivement, 4,65 ng/ml et 38 pg/ml. La réalisation de ces tests d'exploration fonctionnelle du système hypophyso-testiculaire n'était certes pas indispensable à l'établissement du diagnostic. Ces résultats ont eu néanmoins l'intérêt de l'étayer, de confirmer le caractère purement fonctionnel du processus en cause et de permettre de bien faire comprendre au patient tout à la fois le mécanisme impliqué et l'attitude pratique à adopter qui en découle.
L'interrogatoire permet en effet, à lui seul, d'identifier l'étiologie du déficit gonadotrope. Monsieur B. est adepte d'une thérapeutique, autoprescrite, incluant divers stéroïdes anabolisants (méténolone, trenbolone, nandrolone) en prises alternées, du tiratricol, un agoniste β2-adrénergique et, épisodiquement, un diurétique. Les stéroïdes anabolisants employés ont été retirés de la pharmacopée humaine depuis très longtemps, mais il n'est pas difficile de se les procurer sur certains marchés parallèles. Comme cela a été bien démontré dans des études contrôlées (1), l'effet trophique musculaire recherché a été clairement obtenu (figure 1), mais au prix d'une inhibition de la sécrétion gonadotrope en raison de l'effet testosterone-like des substances utilisées. L'injection, également autoprescrite, de testostérone énanthate ou de gonadotrophine chorionique, qui n'a permis qu'une amélioration inconstante ou fugace du trouble érectile, n'a fait qu'approfondir l'intensité de la mise au repos de la sécrétion gonadotrope. Le traitement au long cours par stéroïdes anabolisants est responsable d'une puissante inhibition de la sécrétion hypothalamique de GnRH. La relative hypotrophie testiculaire (la grande dimension habituelle d'un testicule adulte est de 45 mm) et l'abaissement du taux plasmatique d'inhibine B sont liés au blocage prolongé de la sécrétion de FSH. L'anérection et la chute du désir d'activité sexuelle s'expliquent par l'abaissement de la testostéronémie et, surtout, par celui du taux de 17β-estradiol plasmatique, tous deux consécutifs à la chute de la sécrétion de LH. L'estradiol est en effet un élément clé intervenant dans la libido masculine. Chez le patient dont l'hypogonadisme est induit dans le cadre du traitement d'un carcinome prostatique, elle est stimulée par une supplémentation en estradiol (2). L'aromatase est une enzyme ubiquitaire qui préside à la formation endogène de 17β-estradiol par conversion de la testostérone. L'administration d'un inhibiteur de l'aromatase réduit de façon marquée la fonction sexuelle de l'homme adulte normal (3), mimant ce qui a pu être observé dans les rares cas de mutation inactivatrice du gène de l'aromatase (4). Les effets intracérébraux de l'estradiol empruntent des relais complexes qui mettent en jeu de nombreux neurotransmetteurs. La kisspeptine, facteur régulateur majeur de la sécrétion de GnRH, s'inscrit dans la liste des relais possibles. En effet, certains groupes neuronaux hypothalamiques sécréteurs de kisspeptine expriment les récepteurs des stéroïdes gonadiques, notamment ceux de l'estradiol (figure 2). Il a récemment été montré que le système kisspeptinergique participait aux mécanismes intégratifs cérébraux des stimuli à connotation émotionnelle et sexuelle (5).
Le traitement prolongé par stéroïdes anabolisants est responsable du motif de consultation de monsieur B., en raison à la fois de son effet négatif sur la sécrétion du testicule endocrine (testostérone et 17β-estradiol) et de l'impossibilité de conversion de ces stéroïdes en estradiol. Une des réponses possibles à la demande du patient aurait donc été de lui proposer une substitution par 17β-estradiol, ce qui, bien entendu, n'a pas été choisi comme attitude thérapeutique. C'est bien à l'arrêt de l'automédication par stéroïdes anabolisants que le patient a été incité. L'objectif est d'obtenir, au bout d'un délai qui peut s'avérer long (en mois, si ce n'est en années), un retour à la normale de la sécrétion hormonale du testicule. Les difficultés sexuelles devraient s'amender parallèlement à l'amélioration de l'activité hormonale testiculaire. Surtout, cette attitude permettra d'éloigner les redoutables risques viscéraux liés à l'utilisation prolongée des stéroïdes anabolisants.
Ces risques potentiels, ignorés ou non pris en compte par le patient, sont en effet aussi sérieux que réels (6). Étant donné leur retentissement cardiaque et thromboembolique, ils justifient à eux seuls l'arrêt impératif de la dangereuse automédication en cours. L'utilisation prolongée de stéroïdes anabolisants favorise, en effet, l'hypertension artérielle, les affections cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux (AVC) et un profil lipidique athérogène (7). Ce dernier inclut une baisse du HDL-cholestérol, ainsi qu'une élévation du LDL-cholestérol et des apolipoprotéines A1 et B proathérogènes (8). À ce profil athérogène est susceptible de s'associer, par des processus procoagulants et plaquettaires combinés, une ambiance prothrombotique exposant au risque d'AVC (9, 10). Parallèlement à celle du muscle squelettique (figure 3), l'hypertrophie du myocarde est un événement attendu. À la phase hypertrophique initiale succèdent une évolution apoptotique (11) et une fibrose myocardique dans laquelle une activation du système rénine-angiotensine-aldostérone paraît impliquée (12, 13). Les accidents cardiaques qui en résultent sont susceptibles de s'exprimer sur des modes aussi variés que des troubles du rythme, une cardiopathie Tako-Tsubo (14), une cardiomyopathie et une mort subite (6). La liste des effets indésirables potentiels ne se limite pas au retentissement cardiovasculaire. Pour les stéroïdes anabolisants 17α-alkylés ont été décrites diverses affections hépatiques incluant cholestase, péliose, adénomes ou hépatocarcinomes, (6, 15). Quelques cas d'atteinte rénale secondaire à l'hyperbilirubinémie par cholestase ont également été rapportés (16).
L'arrêt définitif du traitement destiné à améliorer les performances musculaires ou à procurer un aspect sculptural à la silhouette a pour objectif de permettre la prévention ou la réversibilité de ses effets indésirables endocriniens et viscéraux. Cette démarche, plus que souhaitable, a été d'autant plus proposée à monsieur B. que le niveau de réversibilité de ces effets indésirables paraît inversement lié à la posologie et à la durée d'utilisation des stéroïdes anabolisants.■
FIGURES
Références
1. Bhasin S, Storer TW, Berman N et al. The effects of supraphysiologic doses of testosterone on muscle size and strength in normal men. N Engl J Med 1996;335(1):1-7.
2. Wibowo E, Schellhammer P, Wassersug RJ et al. Role of estrogen in normal male function: clinical implications for patients with prostate cancer on androgen deprivation therapy. J Urol 2011;185(1):17-23.
3. Finkelstein JS, Lee H, Burnett-Bowie SA et al. Gonadal steroids and body composition, strength, and sexual function in men. N Engl J Med 2013;369(11):1011-22.
4. Carani C, Granata AR, Rochira V et al. Sex steroids and sexual desire in a man with a novel mutation of aromatase gene and hypogonadism. Psychoneuroendocrinology 2005;30(5):
413-7.
5. Comninos AN, Wall MB, Demetriou L et al. Kisspeptin modulates sexual and emotional brain processing in humans. J Clin Invest 2017;127(2):709-19.
6. Nieschlag E, Vorona E. Doping with anabolic androgenic steroids (AAS): Adverse effects on non-reproductive organs and functions. Rev Endocr Metab Disord 2015;16(3):199-211.
7. Lane HA, Grace F, Smith JC et al. Impaired vasoreactivity in bodybuilders using androgenic anabolic steroids. Eur J Clin Invest 2006; 36(7):483-8.
8. Hartgens F, Rietjens G, Keizer HA, Kuipers H, Wolffenbuttel BH. Effects of androgenic-anabolic steroids on apolipoproteins and lipoprotein (a). Br J Sports Med 2004;38(3):253-9.
9. Santamarina RD, Besocke AG, Romano LM, Ioli PL, Gonorazky SE. Ischemic stroke related to anabolic abuse. Clin Neuropharmacol 2008;31(2):80-5.
10. Youssef MY, Alqallaf A, Abdella N. Anabolic androgenic steroid-induced cardiomyopathy, stroke and peripheral vascular disease. BMJ Case Rep 2011.pii:bcr1220103650.
11. Zaugg M, Jamali NZ, Lucchinetti E et al. Anabolic-androgenic steroids induce apoptotic cell death in adult rat ventricular myocytes. J Cell Physiol 2001;187(1):90-5.
12. Liu PY, Death AK, Handelsman DJ. Androgens and cardiovascular disease. Endocr Rev 2003;24(3):313-40.
13. Achar S, Rostamian A, Narayan SM. Cardiac and metabolic effects of anabolic-androgenic steroid abuse on lipids, blood pressure, left ventricular dimensions, and rhythm. Am J Cardiol 2010;106(6):893-901.
14. Placci A, Sella G, Bellanti G, Margheri M. Anabolic androgenic steroid-induced Takotsubo cardiomyopathy. BMJ Case Rep 2015.pii:bcr2014209089.
15. Socas L, Zumbado M, Pérez-Luzardo O et al. Hepatocellular adenomas associated with anabolic androgenic steroid abuse in bodybuilders: a report of two cases and a review of the literature. Br J Sports Med 2005;39(5):e27.
16. Luciano RL, Castano E, Moeckel G, Perazella MA. Bile acid nephropathy in a bodybuilder abusing an anabolic androgenic steroid. Am J Kidney Dis 2014;64(3):473-6.
Liens d'interêts
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
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Figure 1. Effets trophiques musculaires obtenus après administration de doses supraphysiologiques de testostérone pendant 10 semaines dans 2 groupes (l’un avec, l’autre sans exercice musculaire associé) d’hommes adultes normaux (d’après [1]).

Figure 2. Relais kisspeptinergique du rétrocontrôle de la sécrétion gonadotrope chez l’homme (d’après [5]).

Figure 3. Hypertrophie du quadriceps s’intégrant dans celle de l’ensemble des muscles squelettiques ; hypertrophie induite par le traitement en cours.
