Editorial

Vous fumez ?


(pdf / 322,94 Ko)

Femme, 45 ans, cadre. “Dr je vous amène mon fils de 14 ans car je l'ai pris en train de fumer une cigarette. C'est insupportable pour moi. Je suis déçue. Je l'ai privé de portable pendant 6 mois : vous en pensez quoi ?”

Homme, 65 ans, retraité. “Dr oui je sais je bois trop, c'est un petit peu tous les jours et souvent c'est le vendredi soir avec les amis, 7 ou 8 verres de porto, mais je ne suis pas prêt à changer quoi que ce soit, vous comprenez je suis seul. C'est mon petit plaisir.”

Femme, 25 ans, universitaire, ecchymoses sur le visage. “Dr avec mes amis on boit beaucoup trop le samedi soir. Je me suis réveillée dimanche matin, sans me rappeler de ce qui s'est passé la nuit. J'étais chez un ami, a priori je suis restée avec eux tout le long. Mais je suis tombée, d'où les bleus sur mon visage. Et je me sens hyper mal.”

Homme, 17 ans, certificat de sport. “Moi, du cannabis, ça va pas non ?”

Homme, 45 ans, consultation pour otite moyenne aigüe. “De toutes façons Dr on se revoit mardi pour mon renouvellement de méthadone, donc on verra comment ça va.”

Femme 77 ans, retraitée, visite à domicile. “Mme T, vous en êtes à votre 6e fracture en 2 ans : 2  coudes, 2 genoux, 1 épaule et 1 poignet. Vous aviez bu à chaque fois, c'est ça ? ; – Oui Dr ; – Vous ne voulez pas reprendre le suivi avec le centre d'addictologie où vous alliez régulièrement ? ; – Non Dr je suis bien comme ça, avec vous.”


Ces consultations font partie du quotidien des médecins généralistes. Des généralistes omnipraticiens, qui ne se sont pas formés spécifiquement à l'addictologie et n'ont pas orienté leurs pratiques vers la prise en charge des patients ayant un trouble de l'usage.

Tous nos patients sont dans un parcours de consommation. Non consommateurs en début de vie, pour une période plus ou moins longue, la grande majorité expérimentera au moins une substance psychoactive, en tout cas s'en verra proposer une. Certains deviendront des usagers réguliers et une partie d'entre eux développera un trouble de l'usage (1).

En parallèle, nos patients sont dans un parcours de soin. Le médecin généraliste est présent à tous les niveaux de ce parcours, soit seul soit en collaboration et coordination avec des professionnels médicaux et paramédicaux, des soins primaires ou spécialisés. White (2) a modélisé les soins primaires dans les années 60, en mettant en évidence que la grande majorité des patients exposés à un risque pour leur santé ne consultaient pas. Un seul était pris en charge en centre hospitalier universitaire. Son concept s'applique particulièrement à la prise en charge des usagers de substances psychoactives : sur les 8,7 millions de consommateurs d'alcool en France et 1,4 millions de consommateurs de THC, on recense 74 000 consultations en CSAPA (centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie) pour une prise en charge de troubles de l'usage pour l'alcool et 29 000 pour le cannabis (1). Une grande majorité de consommateurs ne sont pas dans un parcours de soins spécifique à leur consommation.

Certains n'en n'ont pas besoin, mais sont repérés, suivis, accompagnés, avertis, conseillés par leur généraliste. D'autres n'ont pas été repérés et ne sont pas pris en charge alors qu'ils en auraient besoin. Ils n'osent pas faire la démarche mais pensent que leur médecin généraliste est légitime pour repérer leur consommation, ils accueilleraient favorablement qu'on les questionne à ce sujet, si et seulement si, le médecin généraliste a une attitude bienveillante, pour ce qui concerne les patients avec un trouble de l'usage de l'alcool (3). Parce qu'un “Vous buvez ?” n'est pas entendu de la même manière qu'un “Vous fumez ?”

Notre enjeu est que tous les médecins généralistes, quel que soit leur type d'exercice, soient sensibilisés au repérage précoce de ces consommations, afin d'identifier rapidement s'il existe des troubles liés à cet usage, la précocité de l'expérimentation étant un marqueur avéré de progression vers cette maladie (4). Pour cela il est primordial que les médecins généralistes aient conscience de leur possibilité d'action au sein de leur cabinet d'une part, et connaissent bien tous les maillons de la chaîne de soins d'autre part, car un des freins pour interroger ses patients sur leurs consommations est l'appréhension de ne rien avoir à proposer comme prise en charge (5).

Un petit nombre de médecins généralistes sont formés à l'addictologie et ont un exercice tourné vers cette problématique. Ce qui leur permet de prendre en charge les troubles de l'usage modérés à sévères, par exemple, 20 % des médecins généralistes prescrivent 80 % des traitements de substitution aux opiacés (1). Il est également primordial de fournir à ces médecins qui se sont formés, les moyens spécifiques de prise en charge des patients avec une addiction.

Pour mieux connaître l'usage de ces patients de soins primaires, mieux comprendre les freins à leur repérage, évaluer la qualité de leur suivi et identifier les leviers pour optimiser le rôle du médecin généraliste, la recherche joue un rôle considérable. Plusieurs départements de médecine générale se sont saisis de cette thématique, mais les supports de recherche en soins primaires doivent être encore développés et soutenus par nos tutelles. Les représentations des soignants semblent avoir un fort impact dans le repérage, ce qui justifie de former très tôt dans leur cursus les étudiants à une posture non stigmatisante, indispensable à l'alliance thérapeutique avec le patient (6). Les enseignants de médecine générale doivent être soutenus dans leur mobilisation pour une formation initiale optimale. La pédagogie et la recherche en soins primaires sont 2 piliers de la prise en charge de l'usage des substances psychoactives.

De nombreux médecins généralistes s'engagent pour la prise en charge de ces patients (au sein des structures nationales, des réseaux régionaux d'addictologie, des microstructures sur le terrain). Le Collège de la médecine générale a constitué un groupe de travail pour réfléchir avec les instances − notamment la Mildeca (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives) − à une optimisation de ce repérage de terrain précoce. Cette réflexion va se concrétiser via la diffusion du plan national addiction que nous présente dans ce numéro le Dr Nicolas Prisse, Président de la Mildeca.

Ce numéro a pour objectif d'aborder les problématiques d'usage de certains produits, les modalités de prise en charge, les outils, les projets de recherche via le prisme des soins primaires et en particulier du médecin généraliste. L'enjeu est que tous les professionnels de santé gravitant dans le champ de l'addictologie connaissent mieux le rôle que peut avoir le médecin généraliste dans ce suivi, et que le plus grand nombre de médecins généralistes soient sensibilisés et prennent conscience de leur rôle et du dispositif qui les entoure.

Références

1. Observatoire français des drogues et toxicomanies. www.ofdt.fr

2. White KL, Williams T, Greenberg B. The ecology of medical care.N Eng J Med 1961;265:885-92.

3. Abdelnour X, Comes A. Place du médecin généraliste dans le repérage précoce des patients ayant un trouble lié à l’usage de l’alcool : point de vue des patients. Étude qualitative par entretiens semi-dirigés. Thèse d’exercice en Thèses, Médecine générale, Université Toulouse III, Paul Sabatier, 2017.

4. Behrendt S, Wittchen HU, Höfler M, Lieb R, Beesdo R. Transitions from first substance use to substance use disorders in adolescence: Is early onset associated with a rapid escalation? Drug and Alcohol Dependence 2009;99:68-78.

5. Vorilhon P, Picard V, Marty L, Vaillant-Roussel H, Llorca PM, Laporte C. Attitudes of family physicians toward adolescent cannabis users: a qualitative study in France. Fam Pract 2014;31:585-91.

6. Dupouy J, Vergnes A, Laporte C et al. Intensity of previous teaching but not diagnostic skills influences stigmatization of patients with substance use disorder by general practice residents. A vignette study among French final-year residents in general practice. Eur J Gen Pract 2018;24:160-6.


Liens d'intérêt

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.