Editorial

De la futilité en transplantation


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La transplantation d'organe est une procédure complexe dans toutes ses dimensions : humaine, scientifique, médicale, sociétale et ­organisationnelle. Aussi, que les mots “futilité” et “transplantation” puissent se côtoyer dans un même syntagme a de quoi surprendre, du moins dans la langue de Molière, où futilité s'apparente à légèreté ou insignifiance. Pour une personne inscrite sur liste ­d'attente, la greffe est tout sauf un projet “futile” : le terme pourrait même apparaître choquant.

La prééminence de l'anglais dans la littérature scientifique est la cause de cette dissonance. Il suffit de reprendre la définition qu'en donne Wikipedia pour comprendre de quoi on parle : “Futile medical care is the continued provision of medical care or treatment to a patient when there is no reasonable hope of a cure or benefit.” On retrouve dans la littérature médicale, éthique et juridique de langue anglaise le substantif “futility” associé à “medical futility”, le plus souvent en réanimation ou en cancérologie, où se pose la question de l'arrêt des thérapeutiques actives [1]. Le prélèvement d'organes chez des donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht relève par exemple de ce cadre [2].

On se situerait donc plutôt, en première approche, dans le champ de l'acharnement thérapeutique.

Medical futility” pourrait être traduit en “vanité ­médicale”, si le sens moral “vaniteux” du terme ne prédominait pas sur le sens opérationnel d'une action menée en vain. Cette connotation négative du mot “vanité” explique en partie pourquoi “futile” et “futilité”, après avoir traversé la Manche avec Guillaume le Conquérant, reviennent dans le langage médical francophone (y compris au Canada) chargés d'une nouvelle signification.

L'adjectif anglais futile est un faux ami, qui signifie vain. La transplantation d'organe n'est jamais une procédure légère ou insignifiante. Mais elle peut être vaine, menée en vain, car vouée à l'échec. Une greffe d'organe vaine/ futile est une procédure vouée à l'échec, échec qui peut se traduire, selon le service rendu attendu de la greffe, par le décès du patient, la perte de la fonction du greffon ou la survenue de comorbidités sévères ou détériorant fortement la qualité de vie.

Les contre-indications à la transplantation sont d'une certaine manière des situations où les données ­probantes et l'expérience accumulée montrent que la greffe est vouée à l'échec et peut être évitée a priori. Ces contre-indications relèvent le plus souvent de conférences de consensus, et la décision appartient aux cliniciens [3].

Mais la transplantation d'organe est aussi un domaine où l'on repousse sans cesse les limites de la biologie, de la chirurgie, de la médecine, des organisations ­sanitaires et de la société.

Le cadre méthodologique de la recherche clinique utilisé pour évaluer les bénéfices et les risques des innovations thérapeutiques a permis d'innover en France ces dernières années sur les greffes de tissus composites (membres, face) et la greffe d'utérus [4].

Mais c'est surtout entre ces deux extrêmes – dans des indications standard – que se placent en pratique les dilemmes qui se posent aux chercheurs, aux cliniciens et aux autorités de santé publique.

Le fait que les greffons constituent une ressource rare alourdit les conséquences d'une greffe menée en vain, puisqu'elle utilise un greffon qui aurait pu bénéficier à d'autres personnes sur liste d'attente. Si l'on ajoute à cela que l'échec peut être lié à une mauvaise ­compatibilité donneur-receveur ou à l'utilisation d'un greffon à risque chez un receveur à risque, on comprendra aisément pourquoi la problématique déborde le seul cadre clinique et concerne aussi les opérateurs de santé publique en charge de l'attribution des greffons.

L'évaluation du risque de réaliser une greffe “futile” (c'est-à-dire de greffer en vain un patient) s'inscrit dans le cadre global de l'évaluation bénéfice-risque en transplantation. Cette évaluation, qui reste encore empirique, se place à différents moments dans le parcours de soins du patient et implique différents acteurs : décision de confier ou non le patient à une équipe de greffe, décision d'inscrire ou non le patient sur liste d'attente, décision d'allouer ou non un greffon, décision d'accepter ou non un greffon pour un patient donné, et finalement, décision de réaliser ou non la transplantation.

La figure ci-dessus montre une situation théorique où une même métrique permettrait d'évaluer à la fois les risques de mortalité avant et après la greffe. Le rapport des fonctions de risque permet d'identifier cinq zones. Une zone nuisible où les risques de morbi-mortalité post‑greffe sont significativement supérieurs aux risques de ­morbi‑mortalité en liste d'attente. Une zone d'incertitude où les risques de morbi-mortalité post-greffe sont supérieurs, mais de manière non significative. Une zone d'efficacité thérapeutique où les risques de morbi-­mortalité post-greffe sont significativement inférieurs aux risques de morbi-mortalité en liste ­d'attente. Une zone d'incertitude où les risques de morbi-­mortalité post-greffe sont inférieurs, mais de manière non ­significative, aux risques de rester sur liste d'attente. Et enfin, une zone où la greffe devient “futile” : le patient décède dans tous les cas, qu'il soit greffé ou non.

Éviter de greffer trop tôt un patient, à un stade où il n'en tire pas de bénéfice, c'est souscrire au vieux principe du “primum non nocere”. L'utilisation du score MELD pour l'attribution des greffons hépatiques aux États-Unis avait, en son temps, permis d'identifier qu'un patient cirrhotique avec un score MELD < 14 ne tirait pas de bénéfice de la greffe et d'établir ­également l'inefficacité de ce score pour définir une greffe “futile” [5]. On notera que le fait qu'une métrique ne permette pas d'identifier des greffes “futiles” ne signifie pas que celles-ci n'existent pas… Dans ce numéro spécial, Thierry Artzner et al. feront le point sur cette problématique en transplantation hépatique. Richard Dorent et al. expliqueront dans leur article comment la mise en place d'un score national en greffe cardiaque, en France, a pu prendre en compte le risque de décès post‑greffe pour éviter de proposer un greffon à risque à un receveur à risque. Enfin, Renaud Snanoudj et al. feront le point sur la transplantation rénale à risque.

Ces mises au point doivent permettre de comprendre comment l'ensemble de la communauté de la transplantation a pu déjà avancer pas à pas sur ce sujet délicat. Mais bien des questions restent en suspens et n'ont pour l'instant qu'une réponse empirique.

L'expérience, le savoir-faire et l'environnement dans lequel les équipes de greffe évoluent sont aussi à prendre en considération.

Dans tous les cas, la construction d'instruments d'aide à la décision fondés sur des données probantes reste un enjeu important pour l'avenir. Cela suppose de définir correctement les enjeux qui ne sont pas les mêmes selon le type de greffe, le service médical attendu de la greffe et le degré de pénurie des ­greffons. S'appuyer sur des données probantes peut ­nécessiter une ­collaboration internationale quand le volume d'activité nationale de greffe n'est pas suffisant pour modéliser correctement les risques.

La dimension humaine et éthique de cette problématique nous impose aussi de faire une utilisation ­raisonnée, raisonnable et évolutive de ce que peut offrir la médecine prédictive et personnalisée.■

FIGURES

De la futilité en transplantation - Figure

Références

1. Aghabarary M, Dehghan Nayeri N. Medical futility and its challenges: a review study. J Med Ethics Hist Med 2016;9:11.

2. Lallemant F et al. Prélèvements d’organes sur donneurs décédés après arrêt circulatoire de la catégorie III de Maastricht en France en 2015. Réanimation 2016;25(4):382-90.

3. ACHBT et al. Indications for liver transplantation. Text of recommendations - short version. Gastroenterol Clin Biol 2005;29(5):590-6.

4. Brännström M et al. Uterus transplantation worldwide: clinical activities and outcomes. Curr Opin Organ Transplant 2021;26(6):616-26.

5. Merion RM et al. The survival benefit of liver transplantation. Am J Transplant 2005;5(2):307‑13.


Liens d'intérêt

C. Jacquelinet déclare ne pas avoir de liens ­d’intérêts en relation avec cet éditorial.