Pourquoi êtes-vous devenue médecin et quelle a été votre formation ?
Issue d'une famille non médicale mais large d'esprit, pleine de confiance et de tendresse, j'ai pu entreprendre sans difficultés matérielles ces longues années d'études : je voulais être chirurgien. La chirurgie de la main me séduisait et j'avais dans ce sens retenu ma quatrième année d'internat. Lors du choix de la première année, mon conférencier d'internat, Jean-Yves Neveux, étant chirurgien cardiaque, j'ai choisi son service, dirigé par le Pr Jean Mathey à l'hôpital Laennec à Paris. Il ne m'a fallu qu'un jour et qu'une séance opératoire pour savoir que la main laisserait la place au cœur !
La vie hospitalière était faite pour moi, j'aimais (et j'aime toujours) l'hôpital : internat, clinicat, agrégation, chefferie de service (le doyen Philippe Even m'a beaucoup soutenue), tout s'est passé dans cet ancien hôpital des Incurables, près du Bon Marché à Paris. Je l'ai quitté en 1999 pour le CHU Necker-Enfants malades, car mon cher hôpital Laennec avait été vendu !
Quelles personnalités vous ont le plus influencée au cours de votre cursus et pourquoi ?
Il y en a évidemment beaucoup. La médecine hospitalière est riche en personnages de hautes qualités morales et intellectuelles ; mais c'est “mon maître”, le Pr Jean Mathey qui m'a le plus marquée. J'ai passé tant d'années auprès de lui... À la fin de mon premier semestre d'internat, il m'a dit : “Tu reviendras comme cheffe” ... J'étais adoubée.
Il avait une grande intelligence, à la fois “matoise” (fin, rusé, malicieux), mais aussi pratique, autoritaire et amicale. Il s'était entouré de collaborateurs exceptionnels : tous ces chefs de clinique m'ont beaucoup impressionnée, beaucoup appris... Je souhaite les citer ici, car ils ont tous grandement participé à ma formation et à l'évolution de la chirurgie cardiaque pédiatrique en France : j'étais proche de Jean-Yves Neveux chirurgien brillant ; j'aidais beaucoup Georges Lemoine qui opérait les enfants cardiaques en provenance de Necker et qui partaient, dès le postopératoire, en réanimation à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dirigé par le Professeur Huault ; Éric Hazan l'intellectuel, Yves Logeais le gentleman calme et précis, le bouillant Alexandre Vanetti et mon compère, Claude Rioux, qui est plus tard devenu doyen de la faculté de Rennes (ce qui m'avait beaucoup impressionnée). Deux cardiopédiatres m'ont énormément appris : avant d'opérer il faut savoir diagnostiquer et après avoir opéré, il faut suivre ses patients : dans tous les cas, un chirurgien reste un médecin.
Yvette Duboys avait un sens clinique exceptionnel. Michèle Thibert m'a enseignée le cathétérisme cardiaque. Nous avons ensemble commis un livre et fait beaucoup de missions : c'était une amie proche.
Même si je suis une “enfant Laennec”, je dois parler de mon passage à Broussais ! J'ai aimé toutes les spécialités de mes 8 semestres d'internat, mais mes plus grands souvenirs vont au service du Pr Dubost et de tous ses collaborateurs : les Prs de Gaudart d'Allaines, Blondeau, Cachera, Piwnica, Guilmet, Carpentier... Je les ai tous appréciés et estimés. C'était l'époque de la greffe cardiaque du père Boulogne... et comment oublier la visite matinale en réanimation du grand Charles Dubost dont la seule question était, le doigt tendu vers son opéré de la veille : “Il a pissé ?”
Je n'ai pas été l'élève de la troisième équipe, celle de la Pitié, mais plus tard j'ai travaillé avec le Pr Cabrol.
Il avait aussi une très forte personnalité. Ses successeurs, les Prs Gandjbakhch et Pavie sont mes amis.
Quels ont été vos centres d'intérêt et comment ont-ils évolué avec le temps ?
La chirurgie.
Puis la chirurgie cardiaque.
Enfin et très vite et pour toujours la chirurgie cardiaque pédiatrique...
Quelles ont été les principales avancées dans votre domaine durant les 10 dernières années ?
J'aime à rappeler ceci : “Lorsque je suis née, les femmes n'avaient pas le droit de vote et la chirurgie cardiaque n'existait pas.”
En effet, la chirurgie cardiaque est récente. C'est en 1945 qu'elle a débuté sur des cardiopathies congénitales de l'enfant. La chirurgie des valves et des coronaires n'est venue que plus tard : ses avancées ont été foudroyantes avec l'utilisation de la circulation extracorporelle (1953).
Un exemple parmi d'autres, mais tellement spectaculaire : la transposition des gros vaisseaux !
- 90 % de décès néonatals en 1965.
- Survie grâce à la création d'un shunt atrial : intervention de Blalock-Hanlon (1950) et manœuvre de Rashkind (1966).
- Réparation physiologique à l'étage auriculaire : interventions de Senning (1959) et de Mustard (1964).
- Réparation anatomique: Jatene (1970). J'ai personnellement vécu l'aventure du “switch”. Les premiers échecs de la détransposition des gros vaisseaux par défaillance du VG non adapté à pousser contre des résistances systémiques, puis la préparation du ventricule gauche par un cerclage de l'artère pulmonaire et, enfin, le switch néonatal: 90 % de guérisons actuellement.
La question m'est posée en fait sur les 10 dernières années. Toutes les bases existaient et la chirurgie en elle-même n'a pas changé, mais les résultats s'améliorent encore. Faible mortalité (< 2-3 %) même pour des opérations difficiles comme les switch, Ross, Fontan et bien d'autres.
Citons encore :
- le diagnostic anténatal ;
- l'extubation rapide, “Fast track”: les malades sont généralement extubés dans la journée, voire au bloc ; la perfusion cérébrale antérograde, qui permet d'éviter l'arrêt circulatoire ;
- la reconstruction 3D à partir du scan et de l'IRM;
- les assistances ventriculaires pédiatriques... En France, pour les hypoplasies du cœur gauche, nous préférons l'interruption de grossesse à la chirurgie, mais il n'en est pas de même pour les Américains qui ont avancé sur ce sujet.
Quels ont été vos principaux apports à la spécialité ?
Des plus modestes ! Dans la trilogie du médecin hospitalier : soins, enseignement, recherche, j'ai plus œuvré dans les 2 premiers items que dans le troisième !
Un peu en matière de “boutade” j'aime à dire que j'ai défendu le “patch rond”. Une pièce cousue à l'intérieur ou à l'extérieur du cœur doit toujours être ronde et jamais découpée selon une forme étudiée... qui ne tombe jamais bien !
J'ai beaucoup enseigné, avec une constante préoccupation de simplicité : “Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement.”
J'espère avoir fait du prosélytisme pour la cardiologie et la chirurgie cardiaque pédiatrique, spécialités que je considère comme “merveilleuses” et qui, en quelques heures sur une table d'opération, transforme un enfant malade ou mourant en un enfant guéri.
Quelles questions scientifiques ou médicales restent actuellement pour vous sans réponse et comment y remédier ?
Le cœur est un organe “simple” ce qui explique les progrès récents très importants dans le domaine de la cardiologie et leur constante évolution. Comment ne pas admirer la transplantation, l'assistance circulatoire, le traitement en urgence des infarctus et des AVC, les greffes de cellules, l'imagerie moderne, etc.
Il me semble en revanche que l'oncologie et la neurologie ont besoin de beaucoup de réponses. La vie éternelle est impossible, mais la vie en soins palliatifs ou avec une maladie neurodégénérative est un enfer. La recherche dans ces domaines est active et trouvera, mais elle doit être amplifiée...
Comment selon vous améliorer la prise en charge des patients dans votre domaine ?
En France, la prise en charge est très bonne. Le diagnostic anténatal est aujourd'hui fait dans environ la moitié des cas. Ainsi, tout est prêt pour agir dès la naissance des enfants. Si la cardiopathie est à risque néonatal, la maman accouche dans un centre à proximité immédiate d'une unité médicochirurgicale pédiatrique.
Mais dans encore beaucoup de pays, la prise en charge est beaucoup plus aléatoire. Le diagnostic n'est pas fait ; la pauvreté, le manque de médecins cardiopédiatres, la distance avec la capitale, le coût élevé de cette spécialité, l'absence de service de chirurgie spécialisée... font que ces enfants ne sont le plus souvent pas pris en charge.
Et pourtant, la fréquence de ces malformations est élevée : 8/1 000 naissances. Les enfants meurent ou vivent mal. Le plus souvent, seule la chirurgie peut guérir ces enfants, mais cette discipline très technique et chère n'est pas abordable pour eux.
En France, plusieurs organisations “humanitaires” se sont penchées sur le sort de ces enfants cardiaques : Terre des Hommes France en 1963, La Chaîne de l'Espoir en 1994, Auvergne pour un enfant en 2000 et ... Mécénat Chirurgie Cardiaque que j'ai créée en 1996 avec mon filleul Patrice Roynette.
Les actions en faveur de ces pays sont de 3 types : créer localement des hôpitaux, envoyer des missions ponctuelles, faire venir les enfants en France.
L'action de mécénat s'est focalisée sur la troisième solution afin d'offrir à ces petits patients la qualité chirurgicale la meilleure possible. Accompagnés par nos amis d'Aviation sans Frontières, ils séjournent 1 à 2 mois dans des familles d'accueil bénévoles et sont opérés dans pratiquement tous les services de chirurgie cardiaque pédiatrique en France. Nous prenons en charge toutes les cardiopathies, même les plus complexes, avec de très bons résultats et une mortalité à court terme de 2 %, un suivi à 5 ans à 88 %.
Pour améliorer la prise en charge “mondiale” des patients dans ce domaine, il faut d'abord améliorer les possibilités diagnostiques locales. C'est pour cela que depuis 2007 nous avons organisé, sous la direction du Pr Jean Kachaner, des sessions de formation à la cardiologie pédiatrique. À partir de 2020, cette formation se fera en e.learning.
Comment, selon vous, améliorer l'enseignement aux étudiants et la formation des médecins ?
Je n'ai ni critiques ni conseils à donner dans ce domaine, car il me semble qu'un étudiant qui veut devenir médecin a tout à sa disposition pour apprendre et progresser : cours, entretiens avec des seniors, conférences, congrès, stages, internet, etc. Ce qu'il lui faut comprendre et accepter est que ce métier, qu'il doit aimer, va lui demander beaucoup de travail avant, pendant, après.
La médecine, comme la société, ne cesse d'évoluer. Le patient est exigeant, les soins sont un droit, les résultats doivent être au rendez-vous. Il faut apprendre aux jeunes médecins à concilier empathie, rigueur des processus et collecte de datas. Donner du “temps” à chaque patient, toujours privilégier le dialogue et l'examen clinique, ne pas abuser des examens complémentaires ni des médicaments.
Quel livre, quel film, quelle musique, quelle œuvre d'art (peinture, sculpture) emporteriez-vous sur une île déserte ?
Question classique et piège : comment peut-on n'aimer qu'une chose et pourquoi aller sur une île déserte quand on aime la compagnie des humains ! Mais je suis disciplinée et je vais répondre :
Livre : L'Œuvre de Dieu, la part du Diable, John Irving.
Film : Amadeus, Miloš Forman.
Peinture : Toulouse-Lautrec.
Une maxime qui vous est chère pour conclure ?
Tout ce qui est exagéré est insignifiant, Talleyrand.

