La maladie d’Alzheimer est un problème de santé publique qui a des impacts importants sur la vie des patients et de leurs proches et qui a des conséquences majeures pour la société. Elle évolue en moyenne pendant 10 ans. Jusqu’à aujourd’hui, aucun traitement ne permettait de ralentir sa progression.
Ces dernières semaines, la Haute Autorité de santé (HAS) a refusé coup sur coup l’accès précoce, puis le remboursement d’un médicament, le lécanémab, premier anticorps antiamyloïde ayant obtenu une AMM européenne pour les stades débutants (MMSE 22-30), au motif d’une efficacité jugée non cliniquement pertinente et de risques de tolérance et d’organisation jugés trop élevés.
En concluant à un service médical rendu (SMR) insuffisant, la HAS ne dit pas que le traitement serait trop cher, mais que le bénéfice clinique n’atteint pas un seuil suffisant au regard des options alternatives pour être couvert par la solidarité nationale. Cette décision, qui contraste avec les positions des autres agences, appelle un examen précis des données scientifiques et des enjeux éthiques.
L’efficacité du lécanémab est modeste, mais réelle. Dans un essai clinique international qui avait inclus 1 795 patients (dont 60 patients français), il a été le premier médicament à réduire à la fois les dépôts amyloïdes et le déclin cognitif et fonctionnel. Cette efficacité a été mesurée à partir d’une échelle (la CDR-SB), combinant mémoire, raisonnement et capacité à réaliser les actes de la vie quotidienne comme critère de jugement principal.
Après 18 mois, la différence moyenne entre le groupe des patients traités et le groupe placebo était de 0,45 point sur une échelle de 18 points. Pendant cette période, l’aggravation dans le groupe placebo s’est accrue de 1,66 point, tandis que dans le groupe traité elle n’avait augmenté que de 1,21 point. Sur 18 mois, le lécanémab ralentit donc le déclin de 27 % en moyenne. Cet effet avait été préspécifié par le laboratoire Eisai et validé par les régulateurs. Des critères exploratoires suggèrent également une supériorité en matière de qualité de vie et de fardeau des aidants.
La HAS fonde son refus sur l’idée que la différence moyenne observée resterait inférieure à la minimal clinically important difference (MCID) de 1 point sur la CDR-SB. Or, les MCID ont été définies pour apprécier un changement chez un même patient entre deux visites, et non comme un seuil à appliquer à une différence moyenne entre groupes. Lorsque l’on utilise ces seuils comme critères de “temps-vers-événement”, les analyses montrent, y compris dans la population restreinte correspondant à l’AMM européenne, une diminution significative du risque d’atteindre ces seuils d’aggravation, avec un hazard ratio d’environ 0,6
(IC95 : 0,51-0,78) et un nombre de patients à traiter de l’ordre de 10 à 15 pour retarder une progression cliniquement pertinente à 18 mois. Autrement dit, sur 100 patients éligibles traités pendant 18 mois, neuf ne progresseraient pas de façon cliniquement pertinente sous traitement, comparativement au groupe placebo.
Bien que modeste (d de Cohen ≈ 0,2), l’effet est cohérent avec l’histoire naturelle. Au stade débutant, la progression de la CDR-SB reste lente (1,5 à 2 points sur 18 mois) et une différence de l’ordre de 25 à 30 % à ce stade est susceptible de se traduire, à terme, par un décalage de l’entrée dans la dépendance. Comparativement aux interventions non pharmacologiques intensives les mieux documentées et recommandées par la HAS, l’effet du lécanémab est de magnitude comparable ou supérieure.
Concernant la sécurité, les signaux doivent être pris au sérieux, mais interprétés avec précision. Des hémorragies cérébrales et des œdèmes sont survenus au cours de l’essai. C’est pourquoi l’Agence européenne des médicaments (EMA) a restreint l’indication du médicament aux patients les moins à risque de complications (excluant ceux porteurs de l’allèle homozygote APOE4 et ceux sous anticoagulant) et imposé un suivi régulier par IRM.
Avec ces précautions, le taux d’œdèmes et d’hémorragies cérébrales graves est peu fréquent (0,6 %). L’on constate aussi des événements symptomatiques mineurs chez 1,3 % des patients. C’est pourquoi la Fédération française des centres mémoire a proposé de restreindre davantage les indications (en ne traitant pas les patients présentant des critères d’angiopathie cérébrale) et de renforcer le suivi.
Malgré cela, la HAS considère la tolérance comme préoccupante. Cette approche tranche avec les analyses menées en Europe et dans le monde. L’EMA a estimé que, chez les patients les moins à risque de complications, le bénéfice du médicament était supérieur aux risques. L’Allemagne et l’Autriche sont parvenues à la même conclusion et proposent d’ores et déjà ce médicament, en attendant la négociation du prix. Le traitement est remboursé dans 2 systèmes publics de soins : Medicare (États-Unis) et Chuikyo (Central Social Insurance Medical Council) (Japon), et non remboursé par le NHS (National Health Service) (Royaume-Uni).
Sur le plan organisationnel, la France s’est dotée, grâce aux plans Alzheimer successifs, d’un réseau de plus de 400 consultations mémoire et de 31 centres experts (CMRR), habitués aux parcours complexes, aux RCP, aux explorations avancées, à la génétique et à la recherche clinique. L’expérience des pays ayant introduit le lécanémab dans des cadres remboursés suggère que le nombre de patients effectivement traités reste limité, concentré sur les centres experts, sans saturation du système. Refuser tout remboursement au motif d’une impraticabilité supposée revient à entériner un renoncement plutôt qu’à organiser une innovation sous contrôle.
La question devient alors éthique et démocratique : peut-on refuser à des patients précisément définis par l’AMM européenne un traitement dont l’efficacité, modeste mais robuste, dépasse celle des options alternatives, et dont les risques sont connus, contrôlables et limités dans la population ciblée ? Refuser cet accès, n’est-ce pas assumer une perte de chances dans une maladie où, chaque mois qui passe, des patients éligibles ne le sont plus, sans expliquer pourquoi la décision française s’écarte des évaluations convergentes d’autres régulateurs ?
Ce n’est pas la première fois que la France adopte une position singulière. Le déremboursement, en 2018, des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase et de la mémantine, sans réévaluation malgré des données ultérieures suggérant un bénéfice à long terme, demeure un précédent préoccupant.
D’autres molécules seront bientôt examinées par la HAS, puisque plus de 180 essais cliniques sont en cours dans la lutte contre la maladie d’Alzheimer et que l’Europe a autorisé un médicament semblable au lécanémab, le donanémab.
Outre les pathologies amyloïdes et tau, d’autres voies physiopathologiques ont été identifiées, qui mettent en évidence le rôle de la microglie, de la dégradation des protéines et des voies métaboliques lipidiques. Dans ce contexte, il est peu probable qu’une thérapie ciblée unique puisse à elle seule enrayer la progression de la maladie. Cependant, les immunothérapies antiamyloïdes paraissent susceptibles de ralentir l’évolution de la maladie. Elles pourraient constituer la première pierre de l’édifice des stratégies qui permettront, un jour, de juguler de manière importante sa progression.
Nous ne plaidons pas pour la banalisation de traitements complexes, mais pour une lecture rigoureuse des données et pour que le choix thérapeutique ne soit pas confisqué aux patients et à leurs cliniciens.
Compte tenu de la complexité du sujet, il nous semble qu’un débat démocratique exigeant devrait être organisé avec les personnes directement concernées, les associations, les cliniciens de terrain, les chercheurs, les économistes de la santé, les autorités publiques et les citoyens.
La question n’est pas seulement de savoir si la France devrait rembourser ces nouveaux traitements, mais de connaître au nom de quels arguments, et surtout avec quelles garanties médicales, organisationnelles et éthiques. Loin de s’opposer, science et démocratie se renforcent. Les nouveaux traitements contre la maladie d’Alzheimer appellent, à l’évidence, ce débat citoyen.

