Histoire/Événement

William Harvey : et le sang ne fit qu’un tour


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La théorie des humeurs de Galien

Jusqu’au début du XVIIe siècle le savoir médical reposait sur l’héritage de Galien (129-201). Celui reconnaissait quatre humeurs (sang, pituite, bile et atrabile) correspondant aux quatre éléments fondamentaux (terre, eau, air et feu), eux-mêmes associés à quatre qualités (chaud, froid, sec, humide). Quatre tempéraments fondamentaux étaient déterminés par la répartition relative de ces qualités. De l’équilibre de ces humeurs dépendait la bonne santé de l’esprit et du corps.

Pour Galien, les aliments absorbés, transportés sous forme de chyle par les veines mésentériques (mésaraïques) jusqu’au foie, étaient purifiés par la “glande” hépatique : la bile était collectée par la vésicule, la pituite évacuée par le rein et l’atrabile accumulée dans la rate.

Le sang fabriqué par le foie s’y chargeait d’esprit naturel. Il pouvait alors être transporté dans l’organisme en empruntant le système veineux par l’intermédiaire des veines caves inférieure et supérieure. L’oreillette droite sur le trajet de la veine cave supérieure était destinée à nourrir les poumons par le biais de l’artère pulmonaire (veine artérieuse). Le cœur gauche était à l’origine du système artériel. Il communiquait avec le poumon par l’intermédiaire de la veine pulmonaire (artère veineuse) directement en contact avec les ramifications de la trachée. L’air aspiré et rejeté au cours de la respiration avait pour but de rafraîchir les esprits naturels du sang.

Dans le ventricule se formait l’esprit vital. Comme le sang veineux, nourricier, avait besoin d’une certaine proportion de cet esprit, Galien décrivait l’existence de minuscules trous dans le septum interventriculaire permettant ces échanges. Pour Galien, le sang était consommé dans les organes. Les oreillettes se dilataient parce qu’elles se remplissaient, les ventricules se remplissaient parce qu’ils se dilataient. Le pouls était lié à une vertu “pulsifique” qui permettait le brassage du sang spiritueux et de la chaleur innée dans le ­ventricule gauche.

De nouveaux concepts

Face à cette doctrine, quelques voix dissonantes se faisaient entendre. En 1260, Ibn an-Nafis (1210-1288) décrivait une circulation, partant du cœur depuis ­l’artère pulmonaire se purifiant au contact de l’air pour y revenir par la veine pulmonaire. Trois cents ans plus tard, en 1558, Realdo Colombo (1516-1559) reprenait à son compte la description de la petite circulation d’Ibn an-Nafis qu’il tirait de son expérience de nombreuses ­vivisections sur les chiens. Michel Servet (1511-1553) arrivait aux mêmes constatations, mais son opposition trop brutale aux préceptes théo­logiques devait l’amener au bûcher, où il périt avec son œuvre dans un auto­dafé le 27 octobre 1553. André Vésale (1514-1564) reconnaissait, en 1555, que la cloison entre les ventricules était imperméable. En 1574, Girolamo Fabrizi d’Acquapendente (1533-1619) décrivait des valvules veineuses, mais leur attribuait une fonction de ralentissement du flux sanguin descendant.

C’est dans ce contexte que naît William Harvey le 1er avril 1578. Originaire de Folkestone, où son père sera administrateur du port puis maire de la ville, il est l’aîné d’une fratrie de neuf enfants. À 13 ans, il intègre le Gonville and Caius College de Cambridge, dont le fondateur John Kaye avait suivi une formation d’anato­miste à Padoue. Sans doute influencé par ce passé, Harvey rejoint la ville italienne en 1598. Il y étudie l’anatomie avec d’Acquapendente, y recueille auprès de lui les théories, entre autres, de Realdo Colombo. À Padoue, il rencontre Galilée. À son contact et à ceux de ses maîtres, il se convainc que les progrès en science viennent de la contradiction et d’une analyse expérimentale rigoureuse. Diplômé en 1602, il rejoint Londres et obtient en 1604 le droit d’exercer la médecine en Angleterre. Membre du Collège des médecins de Londres en 1607, il exerce la médecine et la chirurgie au St Bartholomew’s Hospital à partir de 1609. En 1615, il devint lecteur d’anatomie et de chirurgie au Collège royal. En 1619, il est nommé médecin extraordinaire du roi Jacques 1er Stuart (1566-1625), puis, à la mort de ce dernier, médecin titulaire de Charles 1er (1600-1649).

La théorie de la circulation sanguine

En 1628, Harvey publie le Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus(Exercice anatomique sur le mouvement du cœur et du sang chez les animaux), communément appelé De Motu Cordis.

Il s’agit d’un ouvrage de 77 pages divisé en 17 chapitres. Rapportant ses observations effectuées au cours de vivisections chez l’animal (serpent, grenouille, anguille, chien, porc, etc.) et argumentant de façon rationnelle, il y démontre que :

  • le cœur est un organe contractile (chapitre 2) ;
  • la colonne de sang chassé durant la systole dans les artères est à l’origine du pouls (chapitre 3) ;
  • la contraction du cœur débute par l’oreillette droite (chapitre 4) ;
  • le sang chassé par le ventricule droit gagne le poumon par l’artère pulmonaire (donc que la veine artérieuse n’est pas une veine) et que l’aorte et ses ramifications permettent la distribution du sang éjecté par le ventricule gauche à tous les organes (chapitre 5) ;
  • le sang expulsé depuis le ventricule droit rejoint l’oreillette gauche après avoir traversé les poumons (chapitres 6 et 7).

Les chapitres suivants apportent des arguments supplémentaires au déplacement circulaire du sang ­(chapitres 8 à 17).

En clampant la veine cave puis les artères proximales d’une couleuvre, il observe dans le premier cas un arrêt de la pompe cardiaque par déplétion et dans le second par engorgement, puis un redémarrage de ­l’activité normale à la levée de l’obstacle. Sous l’effet de la pompe cardiaque, le sang provenant de la veine cave est donc distribué aux artères (chapitre 10). Il conteste par là même l’existence de communications entre les deux ventricules.

Il démontre ensuite la nature centrifuge du flux artériel et centripète du flux veineux par l’usage de garrots plus ou moins serrés sur les membres (chapitre 11), détermine la quantité de sang éjectée par le cœur (chapitre 12) et corrige l’interprétation de son maître d’Acquapendente sur la fonction des valvules veineuses (chapitre 13).

Dans les chapitres 14 à 16, il confirme, toujours à partir d’observations animales, la nature contractile du cœur et circulaire du mouvement du sang et s’interroge sur le rôle du cœur dans la propagation des maladies à partir d’une plaie distale (venins de serpents, infections).

Harvey conclut qu’il n’existe pas d’autre interprétation plausible que celle qu’il présente et que “le sang suit une direction nouvelle et revient sur lui-même”.

La théorie d’Harvey se heurtera à de nombreux contradicteurs, essentiellement les Français Guy Patin (1601-1672) et Jean Riolan (1577-1657). Les échanges épistolaires avec ce dernier, fervent galiéniste, seront violents, Riolan utilisant le terme de “circulator” ­(charlatan en latin) à l’encontre de son adversaire scientifique. En France encore, Harvey rencontrera pourtant des supporteurs parmi lesquels Descartes et Molière qui, dans son Malade imaginaire, raille avec jubilation la médecine qui refuse les “prétendues découvertes” du siècle (acte II, scène 5).

Au lendemain de la décollation de Charles 1er, le 30 janvier 1649, la maison londonienne d’Harvey est incendiée par la foule, comme un écho politique à la crémation inquisitrice de Michel Servet. Harvey est exclu du Collège royal, puis banni de Londres. Il se réfugie alors chez un de ses frères dans l’Essex, où il meurt le 3 juin 1657, sans héritier.

L’héritage “révolutionnaire” d’Harvey ne s’imposa que tardivement tant il anéantissait la conception galiénique millénaire de la médecine et bouleversait la conception catholique de la nature de l’humain. Au-delà de la ­description majeure de la circulation sanguine, Harvey avait posé les bases d’une approche physiologique du corps humain. La description du canal thoracique et de la circulation lymphatique par Jean Pecquet (1622-1674), puis celle des capillaires par Marcello Malpighi (1628‑1694) achevèrent de valider la théorie d’Harvey. En 1672, Louis XIV décida que la ­circulation du sang devait faire l’objet d’un enseignement qu’il attribua à Pierre Dionis (1643-1718) ­chirurgien du roi.

Malgré tout le Roi-Soleil subit… 38 saignées.■

FIGURES

William Harvey : et le sang ne fit qu’un tour - Figure

Références

Pour en savoir plus…

• Cette chronique est largement inspirée de l’ouvrage érudit de Roger Teyssou, Une histoire de la circulation du sang (Paris : L’Harmattan), dont on ne peut que recommander la lecture.

• William Harvey (traduit du latin par Charles Richet (1869), préface Jean Hamburger, postface Mirko D. Grmek), De Motu Cordis (de la circulation du sang). Paris : Christian Bourgeois, 1990