Depuis 1969, le crossmatch (XM) est l'examen indispensable qui permet d'éviter le rejet hyper-aigu en transplantation d'organes. La technique initiale de lymphocytotoxicité dépendante du complément (LCT) est peu sensible, mais permet de détecter, voire d'identifier les anticorps (Ac) cytotoxiques néfastes pour l'évolution du greffon. Progressivement d'autres techniques ont été associées, notamment la cytométrie en flux (CMF) qui permet d'augmenter la sensibilité mais aux dépens de la spécificité. Cependant, les tests cellulaires sont des tests biologiques qui présentent d'importantes limitations pour détecter correctement les Ac dirigés contre les antigènes du donneur (Donor-Specific Antibody [DSA]). Ils sont à l'origine de résultats positifs liés à des réactivités d'Ac non HLA ou à des auto-Ac. La toxicité des Ac non HLA est incertaine, d'autant plus que les antigènes cibles présents sur ces lymphocytes ne sont peut-être pas exprimés par les cellules du greffon, et les auto-Ac détectés au crossmatch ne sont pas une contre-indication pour la transplantation (1-3).
En parallèle, les techniques de détection des Ac anti-HLA ont évolué avec l'introduction en routine de méthodes sur phase solide, d'abord l'enzyme-linked immunosorbent assay (ELISA) au milieu des années 1990, puis le multiplexage sur microbilles fluorescentes (technologie Luminex®) au début des années 2000. Ces techniques, plus sensibles, ont révolutionné le suivi de l'allo-immunisation anti-HLA particulièrement en greffe d'organe solide. Elles ont permis de réaliser des recherches d'Ac anti-HLA sur un plus grand nombre d'échantillons en une seule fois, d'améliorer la discrimination des Ac anti-HLA de classe II notamment lors de la présence conjointe d'anti-HLA de classe I, de standardiser les méthodes avec une interprétation des positivités s'affranchissant de l'opérateur et surtout de gagner en sensibilité et en spécificité.
Méthodes de recherche des anticorps anti-HLA
ELISA
La méthode ELISA repose sur l'immobilisation de molécules HLA purifiées provenant de plaquettes ou de lignées cellulaires B transformées par le virus d'Epstein-Barr (EBV) au fond de puits de microplaques de Terasaki ou 96 puits classiques (4). Le sérum d'intérêt est ajouté dans le puits. Après lavages, les Ac anti-HLA spécifiques lorsqu'ils sont présents, sont révélés par un Ac secondaire anti-immuno–globulines G (IgG) humaines marqué à la phosphatase alcaline (le conjugué). La liaison du conjugué et donc de l'Ac du patient est détectée par l'ajout d'un substrat chromogène transformé par l'enzyme en un produit coloré dont l'absorbance est mesurée à une longueur d'onde précise. La densité optique mesurée est proportionnelle à la “force” de l'Ac anti-HLA.
Plusieurs trousses ont été commercialisées par le passé (5) :
- en dépistage, permettant de détecter séparément des Ac anti-HLA de classe I et de classe II, chaque puits étant recouvert d'un mélange du plus grand nombre possible d'antigènes HLA pour éviter de manquer des anticorps (réactions faussement négatives), mais au détriment d'une perte en sensibilité ;
- en panel (Panel Reactive Antibody [PRA]), chaque puits étant recouvert directement avec des molécules HLA de classe I ou de classe II isolées à partir d'une lignée cellulaire immortalisée par infection par le virus EBV et de groupage HLA connu, ou indirectement via un Ac monoclonal dirigé contre un épitope constant des molécules HLA. L'objectif est de disposer d'un ensemble de combinaisons antigéniques représentatives de la population générale pour ne manquer aucun Ac et mesurer le degré (pourcentage) d'immunisation contre celle-ci. L'association d'antigènes différents entre les puits permet d'en déduire la spécificité antigénique des Ac présents. En fonction du conjugué utilisé, ces méthodes permettaient de détecter des anti-HLA de nature IgG, IgM ou IgA ;
- en “Single Antigen”, c'est-à-dire sur antigènes isolés à raison d'un allèle différent dans chaque puits, mais ce test n'a été développé qu'en classe I.
Luminex®
Les méthodes ELISA ont été rapidement remplacées au cours de la dernière décennie par la technologie Luminex®, notamment parce qu'elle est apparue plus sensible et plus spécifique pour le dépistage et l'identification des Ac anti-HLA (6) ayant une importance clinique.
La technologie Luminex® est désormais utilisée par tous les laboratoires français pour la recherche et l'identification des Ac anti-HLA (7). Il s'agit d'un test de CMF “multiplex”, car plusieurs réactions sont réalisées dans l'unité de volume réactionnel (le puits d'une microplaque). Il utilise des microbilles de polystyrène recouvertes d'antigènes HLA purifiés, différentiables par leur fluorescence interne grâce à la combinaison en proportions variables selon le type de billes de 2 fluorochromes excités par le laser rouge à 635 nm. Jusqu'à 100 populations de billes différentes peuvent être combinées dans un seul test, permettant de détecter simultanément de nombreuses spécificités HLA. Les microbilles sont incubées avec le sérum. Les Ac anti-HLA sont révélés après ajout d'un conjugué anti-IgG humaine couplé à la phycoérythrine (PE). Après plusieurs lavages, les billes passent une à une devant un laser rouge qui détecte la bille et un laser vert, dit rapporteur, qui excite la PE. L'intensité de fluorescence détectée grâce aux photomultiplicateurs du cytomètre est proportionnelle à la densité des Ac présents à la surface de chaque bille. La fluorescence brute est ensuite normalisée par soustraction du bruit de fond non spécifique du sérum du patient sur une bille sans HLA, et d'un sérum sans Ac anti-HLA, à l'aide d'un logiciel d'analyse. Ces valeurs de fluorescence appelées MFI (Mean Fluorescence Intensity) sont utilisées en mode semi-quantitatif pour estimer la “force” de l'immunisation. Cette “force” est la résultante de la concentration de l'Ac, de son affinité/avidité pour l'antigène et des interférences par compétition avec d'autres Ac d'isotype(s) différent(s) non reconnus ou moins bien reconnus par le conjugué que l'isotype ciblé. Actuellement, la valeur de la MFI est utilisée en prégreffe pour déterminer les antigènes de donneurs à éviter, et en post-greffe comme marqueur pronostique pour définir les DSA ayant un impact clinique (6).
Il existe 3 types de trousses selon le nombre et l'origine des antigènes HLA fixés aux billes :
- les tests de recherche d'Ac ou dépistage utilisent des pools d'antigènes de classe I (A, B et C) ou de classe II (DR, DQ et DP) issus de plusieurs cellules. Les billes sont différentes pour la classe I et pour la classe II. Ils sont commercialisés pour une utilisation qualitative (résultat positif ou négatif) ;
- les tests d'identification PRA utilisent des antigènes purifiés à partir de lignées cellulaires, chaque bille représentant une lignée. Ils permettent d'identifier par déduction des antigènes cibles de ces Ac lorsque l'immunisation n'est pas trop large (PRA faible à moyen). Les billes sont différentes pour la classe I et pour la classe II. Ces panels sont censés représenter la distribution des antigènes HLA dans la population générale. Ils sont très peu utilisés ;
- les tests d'identification “Single Antigen” utilisent des antigènes HLA recombinants isolés extraits de cellules naturellement dépourvues de molécules HLA et transfectées ou transduites chacune avec un allèle différent (ou une combinaison d'allèles différents pour les antigènes DQ et DP, hétérodimériques). Ils sont notamment indispensables en cas de patients très immunisés. Ils permettent aussi de déterminer un PRA calculé (cPRA) puisque la fréquence de chaque antigène HLA dans la population générale est connue.
Les fabricants de ces tests commerciaux n'ont pas défini de seuil de positivité, travail qui incombe donc à chaque laboratoire en collaboration avec les cliniciens et en se reportant aux études internes, aux contrôles de qualité externe et à la littérature.
Deux fabricants coexistent actuellement sur le marché. Les résultats obtenus avec les réactifs de ces 2 fournisseurs ne sont pas identiques pour un faisceau de raisons. Entre autres, les panels d'allèles HLA analysés ne sont pas les mêmes, les modes de normalisation des données et d'interprétation des MFI diffèrent, les sources d'antigènes sont différentes, tout comme les modes de purification et de fixation aux billes, ainsi que les densités à la surface des billes. De plus, le sérum du patient doit être utilisé pur selon le mode opératoire d'un des fournisseurs, tandis qu'il doit être dilué au 1/5 pour l'autre. Une standardisation des tests est donc nécessaire, mais reste à faire.
En plus d'être la technique la plus sensible de l'offre commerciale actuelle, la technologie Luminex® “Single Antigen” permet de détecter des Ac contre des antigènes HLA auparavant très difficiles à étudier, à savoir les produits des gènes HLA-C, -DPB1, -DRB3,-4,-5 et les produits des gènes DQA1 et DPA1 (chaîne α des molécules DQ et DP). Elle permet également d'identifier des Ac spécifiques d'un ou plusieurs allèles au sein d'une même spécificité antigénique. Bien qu'analysant simultanément près de 100 allèles de classe I et autant en classe II, essentiellement les plus fréquents, cela ne représente qu'une petite fraction de la totalité des allèles connus, et des résultats faussement négatifs peuvent survenir. Enfin, selon le conjugué utilisé, cette méthode permet de détecter des Ac anti-HLA d'isotypes différents, de sous-classes IgG différentes, et ceux ayant la capacité ou non à fixer le complément (C1q ou C3d) [6].
Crossmatch virtuel
Le Luminex® “Single Antigen” permet donc de définir précisément et avec une sensibilité élevée les spécificités antigéniques des Ac du receveur. La confrontation des antigènes du donneur définis par son typage HLA et des Ac du receveur doit donc permettre de conclure quant à la présence ou l'absence de DSA sans avoir besoin d'attendre le résultat du XM prospectif. On parle de XM virtuel. La présence de DSA préformés chez le receveur confère un risque immunologique supplémentaire à la transplantation. La détermination anticipée du résultat du XM est importante pour allouer au mieux les greffons aux receveurs compatibles sans perdre de temps, connaissant le statut DSA du receveur, par rapport au niveau de risque immunologique acceptable selon les critères de l'équipe clinique.
La définition des antigènes non acceptables repose sur la positivité de la (ou des) bille(s) portant la spécificité antigénique par rapport à un seuil de risque clinique qui doit être établi en concertation entre le laboratoire et l'équipe clinique. Le seuil peut être différent pour chaque type de greffon, et entre différentes équipes pour le même type de greffon. Seuls les antigènes dont le résultat est inférieur à ce seuil (donc pas nécessairement négatif du point de vue biologique) sont acceptables pour la greffe. Cette pratique permet de transférer le greffon en même temps que le matériel biologique, de commencer la transplantation sans attendre le résultat du XM dans les cas où le temps d'ischémie froide est un facteur critique (greffes combinées, protocoles Maastricht 2 ou 3, receveurs âgés, greffes pancréatiques et thoraciques).
Il est cependant nécessaire d'envisager le XM virtuel sous un angle plus ouvert que le seul XM en LCT utilisé depuis 1969. Son seuil de positivité doit être le plus souvent supérieur au seuil de détection des Ac défini pour le “Single Antigen”, sinon ce sont des greffes sans DSA donc à risque immunologique très limité. Mais, il doit être suffisamment bas pour garantir la négativité du XM en LCT, pour lequel le risque de rejet humoral hyperaigu est élevé. Entre les 2 se trouve la zone où le XM sensible en CMF est néanmoins positif. L'expérience locale accumulée avec l'utilisation de ces 3 tests permet de définir des seuils cliniques permettant de mieux stratifier le risque immunologique pour le receveur immunisé, en définissant un niveau de risque progressivement croissant : faible risque lorsque l'Ac est identifié uniquement par Luminex®, risque moyen à élevé lorsque l'Ac positive le crossmatch en CMF et risque très élevé lorsque l'Ac positive le XM en LCT (8).
Les points critiques à considérer pour réaliser un XM virtuel fiable impliquent le receveur et le donneur. Il faut une analyse précise et régulière en “Single Antigen” (dernier sérum testé de moins de 6 mois) des Ac anti-HLA du receveur immunisé, avec détermination de la spécificité (éventuellement allélique, voire épitopique) et de la MFI des Ac, la connaissance et surtout la maîtrise des facteurs qui limitent les performances du test et des facteurs qui pourraient modifier le résultat attendu du XM réel (erreur de typage du donneur, présence chez le donneur d'allèles rares portant des épitopes non testés en “Single Antigen”, présence d'événements immunisants récents non signalés chez le receveur, niveau d'expression des antigènes concernés sur les cellules du donneur, nombre de DSA, etc.). Il faut aussi disposer d'un groupage HLA du donneur de résolution en accord avec le profil Ac du receveur (exemple : connaître l'allèle exprimé par le donneur ou au moins l'allèle le plus probable, en cas d'immunisation allélique pour un antigène particulier), et cela pour tous les loci HLA contre lesquels le receveur est immunisé. En l'absence de ces informations, l'interprétation du XM virtuel est tronquée, et donc il ne doit pas être effectué. Les différentes situations que l'on peut rencontrer sont résumées dans le tableau.
Le XM virtuel doit être manipulé avec précaution, car tous les éléments qu'il met en jeu ne sont pas encore clairement établis. Quand le receveur possède plusieurs DSA, certaines études montrent que la somme des MFI de ces DSA doit être prise en compte (8-10), tandis que d'autres ne mettent pas en évidence de risque surajouté par rapport à la prise en compte du DSA à MFI la plus élevée, dit DSA immunodominant (11, 12).
La pertinence clinique des Ac identifiés en “Single Antigen” est discutée, notamment lorsque les valeurs de MFI sont faibles (13). Tous les DSA ne sont sans doute pas cliniquement équivalents, ne donnant pas toujours un XM positif ou n'augmentant pas nécessairement le risque de rejet humoral (14).
Les résultats des études de corrélation entre les données du test “Single Antigen” et la positivité du XM en LCT ou en CMF dépendent des seuils choisis et du type de population cellulaire étudié. Le même raisonnement s'applique donc pour l'interprétation du XM virtuel. La sensibilité du test “Single Antigen”, et donc du XM virtuel, par rapport au XM en CMF, varie de 85 à 97 % et sa spécificité varie de 56 à 93 % selon que l'on considère comme cellules cibles les lymphocytes T (classe I) ou B (classes I et II, et bruit de fond non spécifique plus fréquent) [8-12, 15]. La valeur prédictive négative du XM virtuel est bonne (de 91 à 97 %), mais la valeur prédictive positive est plus faible (de 52 à 88 %), en particulier pour les XM sur lymphocytes B en présence d'anticorps anti-DQ ou -DP (10, 14).
La prédiction du XM virtuel est moins fiable en présence d'Ac anti-C en raison de l'expression moins importante des antigènes HLA-C à la surface des cellules (11). Dans certains cas, il peut être nécessaire d'utiliser une valeur seuil de MFI différente selon la spécificité du DSA (15). L'expression des antigènes HLA à la surface des lymphocytes est sujette à des variations inter- ou intra-individuelles, en fonction de l'origine des cellules (sang périphérique, rate ou ganglion) ou du donneur (vivant ou décédé) [11].
Dans une étude prospective réalisée en Suisse, les résultats cliniques en matière d'incidence de rejets aigus pendant la première année, de rejets aigus humoraux à 3 mois, 6 mois et 1 an sont significativement améliorés lorsque la greffe a été réalisée avec un XM virtuel négatif (p = 0,02, p < 0,0001) versus un XM virtuel positif (3). La survie du greffon à 5 ans est significativement meilleure dans le groupe des greffes à XM virtuel négatif (p = 0,02), tandis que la survie du patient est similaire entre les 2 groupes (3).
Conclusion
Il est important de statuer sur la définition du risque immunologique acceptable pour les patients et sur l'utilisation du XM virtuel en routine afin de diminuer le temps d'ischémie froide, ainsi que l'attente et les décès sur liste pour les receveurs hyperimmunisés sans pour autant augmenter inconsidérément les risques liés à la greffe. L'objectif est d'estimer avec justesse le bénéfice possible si l'on omet le XM prospectif et d'anticiper les conséquences pour le receveur. Une aide décisionnelle importante est apportée par les techniques en phase solide (type Luminex® “Single Antigen”) qui permettent de mesurer le niveau d'immunisation du receveur, dès lors que les interférences et les limites de ces tests ont été maîtrisées pour autoriser une interprétation correcte des résultats. La connaissance parfaite du dossier du receveur (antécédents transfusionnels, réponse post-vaccinale, typage des donneurs antérieurs, corrélation de l'immunisation avec des événements cliniques), un groupage HLA du donneur exhaustif et de haute résolution, ainsi que la collaboration clinicobiologique sont également indispensables.■

