Dossier

Grossesse et cancer du sein, retentissements psychiques

Mis en ligne le 31/01/2020

Auteurs : N. Espié

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  • La rencontre de la grossesse et du cancer du sein puis les retentissements psychiques qu'elle provoque interviennent soit lorsqu'un cancer surgit au moment de la grossesse, soit lorsqu'un projet d'enfant émerge après le cancer.
  • La découverte d'un cancer lors d'une grossesse constitue un traumatisme et demande aux patientes de prendre des décisions lourdes de conséquences psychologiques. Quant à la grossesse après un cancer, si elle est synonyme de victoire sur la maladie, elle n'est pas non plus exempte d'angoisse.
  • Cette rencontre ne laisse pas indemnes les médecins, qui se trouvent alors pris en étau entre vie et mort. Mais gardons-nous d'oublier qu'ils permettent également aux patientes de se projeter dans l'avenir.

Face au sujet cancer et grossesse, je suis saisie d'un doute. De quoi parle-t-on ? S'agit-il d'un cancer du sein surgissant au cours d'une grossesse ou, j'allais écrire, au contraire, d'une grossesse trouvant sa place dans l'après-cancer, une telle interrogation venant certainement témoigner de cette inimaginable rencontre entre ces deux termes, ces deux mouvements antagonistes qui nous ramènent aux théories freudiennes d'Éros et Thanatos, où l'instinct de vie et d'amour est opposé à la pulsion de mort et de destruction ?

J'ai, pour ma part, choisi de ne pas choisir et de m'intéresser à cet impossible couple dans toute son acception, et à ses retentissements psychiques, ce que Freud exprime ainsi : “Le symptôme fourni par la réalité devient immédiatement le représentant de toutes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première occasion de se manifester” (1).

Une convergence de pensée apparaît lors de la découverte d'un cancer pendant une grossesse, et constitue un traumatisme pour les patientes, ­évidemment, mais certainement aussi pour les équipes médicales. Je crois qu'il est difficile d'imaginer et d'élaborer cette collusion de la vie et de la mort. Nous vivons dans une société où les grossesses sont glorifiées, où la maternité est mise en scène, venant ainsi exposer le surgissement de la vie, alors que le cancer apparaît associé, dans l'imaginaire populaire, à la fois à l'idée de mort, de dégradation corporelle et de souffrance induite par les traitements : emballement des cellules dans les deux cas, mais, pour la grossesse, dans un système organisé de construction et, pour le cancer, dans une croissance anarchique conduisant, si on le laisse évoluer, à la destruction du sujet.

Il paraît évident que la rencontre de ces deux ­systèmes peut conduire, tant chez les patientes que chez les soignants, à des manifestations psychiques. Peut-être cela explique-t-il les difficultés à poser des diagnostics de cancer chez les femmes enceintes.

À la décharge des médecins, Marc Espié écrit :
“Le diag­nostic est souvent tardif. Les seins vont en effet augmenter de volume pendant la grossesse, rendant l'examen clinique plus délicat ; les seins sont plus nodulaires et il est parfois difficile de faire la part entre différentes boules” (2). Telle est la difficulté à laquelle se heurtent les médecins. Les psys pourraient, quant à eux, s'interroger sur les mécanismes défensifs de déni qui semblent parfois animer les femmes et leurs médecins.

Anaïs le reconnaît : “Je ne voulais pas y croire quand j'ai senti mon sein droit ‘bizarre'. J'ai tergiversé, pensant que c'était normal avec les changements induits par la grossesse, et quand je l'ai montré à mon gynécologue, sa réponse m'a soulagée, ‘ce n'est rien, ce sont les bouleversements hormonaux.' Je pense que nous ne pouvions imaginer ça ni l'un ni l'autre.” La difficulté principale est celle de savoir comment gérer psychologiquement et simultanément ces deux événements majeurs et antagonistes qui impliquent chacun des mouvements psychiques et demandent une grande faculté d'adaptation.

En effet, l'attente d'un enfant provoque chez une femme des émotions profondes, des bouleversements que le psychanalyste Paul-Claude Racamier a ainsi définis : “J'ai appelé maternalité l'ensemble des processus psycho-affectifs qui se développent et s'intègrent chez la femme à l'occasion de la maternité” (3). Il s'agira alors pour les femmes, lors de cet état très particulier, de conjuguer les transformations corporelles et les évolutions psychiques en miroir, leur équilibre psychologique habituel s'en trouvant, est-il besoin de le préciser, plus que perturbé. Un retrait s'opère, les activités professionnelles et les relations affectives sont moins investies au profit de cette attente, d'une certaine passivité, de rêveries intimes dans une rencontre avec soi-même.

Apparaît également ce que l'on pourrait qualifier de “gestation psychique” : les femmes imaginent leur enfant et la relation qu'elles pourraient nouer avec lui. Paul-Claude Racamier ajoute que “la femme a tendance à s'aimer davantage durant la grossesse. Elle aime indistinctement son propre corps et l'enfant qu'elle porte” (3). Il est évident que les représentations et les mouvements psychiques induits par le cancer viennent violemment percuter les ressentis de la grossesse.

Lorsque la maladie s'annonce, les femmes ont peur de mourir. C'est souvent leur première pensée, mais elles peuvent également ressentir des angoisses de morcellement, d'envahissement, le cancer se répandant dans leurs corps, craintes auxquelles vont s'ajouter des peurs pour leur bébé. Isabelle l'a pensé et ça l'a terrifiée. “J'ai eu peur de mourir, mais j'ai également tout de suite imaginé une sorte de contamination pour mon bébé.”

Les patientes craignent évidemment aussi les atteintes que l'on imagine sur leur corps et qui, bien sûr, ne sont pas que l'effet du fantasme. Lorsque le mot cancer est prononcé, apparaissent des images d'opération, mais aussi de perte de cheveux, d'un corps blessé, diminué. Et ce, d'autant que la symbolique du sein est si importante pour les femmes : identité, sexualité, maternité. Mathilde l'a crié immédiatement : “Mais si on m'enlève mon sein, qu'est-ce qui va rester pour mon bébé ? Je serai une moitié de mère !”

Au lieu de s'adonner au travail psychique de la grossesse, la patiente devra se lancer dans le traitement de la maladie. Comprendre et accepter que son corps soit le théâtre d'un double développement, vie et mort mêlées, produit une détresse intense. La tentation est alors grande de chercher un sens à ce qui en paraît si dépourvu. Mais c'est un sens qui ­n'appartiendra qu'à la patiente et qui revêtira le caractère d'un mécanisme de défense dont la fonction serait de la protéger et de lui permettre de traverser ce moment, et ce, même si cela implique qu'elle se mette en cause. Tout plutôt qu'une absence d'explication.

Ainsi, le trouble somatique est-il un creuset idéal pour la culpabilité. La survenue d'une affection somatique serait l'expression d'un châtiment légitimé par une faute, par une transgression.

La culpabilité, Élise connaît cela très bien. Alors, lorsqu'on lui a diagnostiqué un cancer du sein à son sixième mois de grossesse, elle n'a pas été étonnée. “Au fond, c'est ma faute, je travaillais trop, je stressais trop, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même, je n'ai pas fait assez attention à mon bébé.” Conviction partagée par son gynécologue : “Vous en avez peut-être trop fait.” Les médecins n'échappant pas toujours à ces croyances, ni d'ailleurs à la culpabilité. Caroline, gynécologue, évoque le cas d'une de ses patientes enceinte à qui on vient de découvrir un cancer du sein. “J'aurais peut-être pu lui conseiller d'arrêter les FIV, toutes ces hormones, ce n'est quand même pas bon !” Les hormones, hydres de nos temps modernes, incriminées pour tout et n'importe quoi, et surtout pour ne pas accepter que, parfois, il n'y a pas d'explication à une monstrueuse réalité. Les convictions intimes et les angoisses sont susceptibles de l'emporter sur un savoir objectif délivré par le corps médical. Et le pas est vite franchi ­d'accuser la grossesse, voire le bébé, dans un système de pensée morbide.

Morgane est arrivée à mon cabinet pour des problèmes identifiés comme des phobies scolaires. C'est une ravissante jeune fille de 16 ans qui, en réalité, m'explique que, si elle s'isole de plus en plus, “ce n'est pas que je ne veux pas voir les autres, mais j'ai peur de les dégoûter, de sentir mauvais, je suis monstrueuse”. Elle finira par me confier qu'elle vit seule avec son père, sa mère est morte d'un cancer du sein quand elle, Morgane, avait trois ans. Le cancer de sa mère s'est, semble-t-il, déclaré pendant la grossesse, mais n'a vraiment été diagnostiqué et traité que lorsque Morgane avait deux mois. Voici ce qu'elle dit : “Deux monstres qui se développent dans la même tanière. Au fond, si ma mère est morte, c'est de ma faute.” Morgane a entendu, il y a quelques années, un dialogue entre sa grand-mère et sa tante maternelle qui regrettaient que la mère de Morgane n'ait pas avorté. “Tout aurait été différent.”

Il est important d'accueillir ce que la patiente pourra verbaliser, même s'il s'agit de constructions irrationnelles et d'interroger ce qui surgit derrière ce récit. Il est primordial de beaucoup communiquer, et notamment au moment de l'annonce. C'est un moment qui sera pour la patiente extrêmement chargé émotionnellement, car lorsqu'elle arrive à cette consultation, elle connaît l'existence d'une menace, une partie du diagnostic, mais subsiste encore un espoir : “C'était peut-être une erreur, on va peut-être avoir une bonne surprise.”

C'est ici et maintenant que cette idée folle de conjuguer cancer et grossesse deviendra une réalité et, il faut le redire, c'est un traumatisme inévitable pour les patientes, et parfois pour les médecins. Certains gynécologues devront, à quelques mois d'écart, annoncer grossesse et cancer, ce qui souligne combien cette place peut être difficile à tenir.

Armand, gynécologue, dit qu'il comprend que sa patiente soit partie : “Je lui ai annoncé sa grossesse, puis son cancer, je suis devenu son mauvais objet, elle ne me supportait plus et je la comprends.”

L'annonce d'un cancer est loin d'être une simple transmission d'information, spécialement dans un tel contexte. Elle a évidemment des effets ­psychiques chez la patiente : peur, colère, injustice, souffrance pour soi, pour son enfant, déni, punition – nous en avons déjà parlé. Peut-être n'y a-t-il pas de bonnes façons de dire le pire, mais il y en a de moins mauvaises. Être précis, attentif, compatissant et se rappeler que si la patiente doit être informée, il est important de lui permettre de se projeter dans ­l'espoir : “C'est sérieux, mais nous avons des outils pour vous soigner et protéger votre grossesse.” Parce que c'est aussi le rôle du médecin : faire accepter aux patientes une réalité insupportable et des décisions puis des traitements difficiles.

Diagnostiquer un cancer pendant une grossesse oblige non seulement à envisager une thérapeutique douloureuse, mais également à faire des choix demandant à la patiente, il faut le rappeler, de sortir de la position d'attente et de passivité propre à la grossesse et d'être dans un processus de décision actif. Quel plan de soins doit-on adopter, faut-il attendre, envisager une chimiothérapie avant le terme, penser à une interruption de la grossesse ?

C'est à la patiente, au couple, de décider in fine, ce qui peut être éminemment persécutant et ce qui, là aussi, requiert une information claire, adaptée, empathique, parce qu'il faut éviter de faire porter tout le poids de la décision sur le couple. Apparaissent alors des mécanismes anxieux massifs et parfois des phénomènes dépressifs si la patiente perçoit des dissensions au sein des équipes médicales. Catherine dit son angoisse : “Je sentais bien que l'oncologue et l'obstétricien n'étaient pas d'accord sur la suite, et moi je ne savais pas qui croire.”

C'est un peu caricatural, mais les oncologues souhaitent en premier lieu de commencer un traitement pour lutter contre le cancer afin de tout faire pour donner le plus de chances possible à la patiente alors que les obstétriciens désirent prolonger la grossesse le plus longtemps pour préserver le bébé.

Les réunions de concertation pluridisciplinaires n'ont jamais si bien porté leur nom mais, de grâce, gardons les doutes et les divergences à l'intérieur de cet espace et ayons une position unie, solidaire, et surtout rassurante, face aux patientes, pour ne pas risquer d'alimenter leur souffrance et leur indécision.

Chaque situation, chaque couple est différent et aucune généralisation n'est envisageable. Certaines patientes prendront la décision d'interrompre leur grossesse dans une profonde douleur parce que, par exemple, le cancer est très agressif. Elles auront le sentiment que la maladie a gagné et se sentiront coupables d'avoir dû se résigner à “un choix tragique” entre “la mère et l'enfant”. Il faudra alors être très attentif au processus de deuil lié à cette interruption de grossesse, et ce, même si elle est intervenue de façon très précoce. Il faudrait veiller à ne pas minimiser la douleur qui surgit alors.

Pour d'autres, l'espoir d'une guérison est le plus important et la volonté de se débarrasser du cancer primordiale, peut-être avec l'idée sous-jacente que grossesse et cancer sont associés dans une géméllité monstrueuse.

À l'inverse, certains couples voudront plus que tout préserver la grossesse. Toutes sortes de raisons peuvent se manifester : familiales, religieuses, volonté de ne pas laisser gagner le cancer. Souvenez-vous du magnifique film de Solveig Anspach Haut les cœurs ! dont l'héroïne poursuivait sa grossesse en se soumettant à une chimiothérapie. Pour certaines femmes, ce qui est primordial, c'est de sauver leur bébé, même au prix de leur vie.

Voilà qui implique d'autres conséquences psychologiques liées à cette thérapeutique. Pour toute patiente, la chimiothérapie paraît menaçante, et c'est encore plus vrai lorsqu'il y a grossesse. ­Charlotte le reconnaît : “J'avais des craintes plein la tête, plus de cheveux, des nausées et mon pauvre bébé, est-ce je vais l'empoisonner ?” Éliane, infirmière de chimiothérapie confesse combien c'est difficile pour elle de poser une perfusion de chimio sur une femme enceinte : “Est-ce que je ne fais pas plus de mal que de bien ?”

Comment également reconnaître son corps, comment savoir ce qui est imputable à la chimiothérapie ou à la grossesse alors que certains symptômes sont communs : fatigue, somnolence, nausées ? Il est bien difficile de se repérer, ce qui accroît encore des sentiments d'étrangeté.

À tout moment proposer une aide psdychologique est nécessaire. Et ce, d'autant que, si on écoute Monique Bydlowski, la grossesse est un moment privilégié pour recourir à l'analyse. Elle a défini le concept de “transparence psychique” (4) comme un état relationnel particulier de la femme enceinte lors duquel la barrière du refoulement est beaucoup moins forte et les fantasmes plus accessibles à la conscience, cet état se caractérisant par une spontanéité à parler d'elle-même, une plus grande facilité à laisser émerger l'inconscient et un appel à l'aide permanent à des référents, qu'il s'agisse des médecins, des infirmières ou des psys. Ce sont évidemment des conditions favorables pour établir une alliance thérapeutique. Ce sont également des sentiments, des affects que l'on peut retrouver chez les patientes atteintes de cancer du sein.

Émilie est très rapidement entrée dans la relation thérapeutique, me confiant qu'elle souhaitait dès le début de sa grossesse entamer un travail psychique et que le cancer a déclenché sa demande. “Il fallait que je puisse me confier à quelqu'un, m'appuyer sur mon entourage médical pour traverser cette horreur”, ce qui est d'autant plus vrai si l'on envisage l'arrivée de l'enfant dans un tel contexte, le cancer ayant pu être diagnostiqué pendant la grossesse ou dans les premiers mois de la vie du bébé.

Comment pouvoir investir son rôle de mère tout en se soumettant au statut de malade ? Voilà une équation particulièrement difficile pour ces femmes. Blanche le reconnaît : “Depuis que mon bébé est arrivé, je ne sais pas quelle est ma place. Est-ce que je suis une maman, une malade ? Je ne sais même pas ce que je ressens.”

Le psychanalyste anglais, D.W. Winnicott a élaboré le concept de “préoccupation maternelle primaire” qu'il décrit ainsi : “Juste après la naissance du bébé, nous trouvons chez la mère un état très spécifique, une condition psychologique que l'on pourrait, par exemple, nommer préoccupation maternelle primaire” (5). C'est une période bien spécifique du lien mère-enfant, la sensibilité de la mère se développant peu à peu au cours de sa grossesse, et en particulier à la fin, et se prolongeant encore quelques semaines après la naissance de l'enfant.

Dans cette unité qui lie le bébé à sa mère lors des premiers mois de sa vie, la mère développe des compétences innées et une intuition concernant les besoins et les désirs de l'enfant qui, lui, a le sentiment de ne faire qu'un avec sa mère. C'est à ce lien que vient s'attaquer le cancer, car comment être disponible totalement pour son enfant quand on lutte pour sa propre vie et qu'on se soumet à des traitements invasifs ?

La réalité est parsemée de difficultés. Peut-être y aura-t-il une séparation à la naissance, une opération du sein nécessitant une hospitalisation ? Une chimiothérapie sera très fatigante pour les patientes, qui ne pourront pas s'occuper de leur enfant. L'allaitement ne sera pas non plus possible en cours de chimiothérapie.

Et, en miroir, il y a des problèmes psychologiques qui pourront se manifester et susciter des sentiments de culpabilité là encore ayant trait au bébé. S'il présente un faible poids de naissance, la mère pourra se sentir défaillante dans son rôle maternel, elle pourra être saisie de la peur irrationnelle de lui avoir transmis ce cancer et de celle de l'effet délétère de la chimiothérapie sur l'organisme de son enfant. Sophie ne peut pas prendre son bébé dans les bras. Bien sûr elle souffre encore de la mastectomie qu'elle a subie, mais c'est surtout l'idée d'approcher son bébé de ce sein manquant qui lui est insupportable.

Il arrive également que surgissent chez les patientes des réactions de colère, d'agressivité, d'autant plus difficiles à gérer qu'elles se sentent coupables de ces pensées. Comment confier qu'on n'a pas envie de s'occuper de son enfant, qu'on est trop fatiguée et que tout cela vient perturber les interactions ­précoces avec son bébé ?

Il est également possible que de l'agressivité surgisse dans le couple, le conjoint se sentant dépassé par son nouveau rôle de père et par la maladie de sa femme. Cela peut aussi être le bébé, qui ne comprend pas la situation, mais en souffre et réagit par des pleurs à répétition. Là encore, les équipes soignantes devront se montrer particulièrement attentives à ces souffrances.

Et puis il arrive que tout se passe mieux que l'on osait l'espérer. Ce bébé peut être vécu comme une victoire sur la maladie. “Nous y sommes parvenus, lui et moi, dit Véronique. Marius est arrivé presque à terme, et nous sommes heureux malgré ce cirque médical.” Il ne faudrait jamais sous-estimer les capacités psychiques des mères et des pères, ni celles des bébés, parfois prompts à identifier la fragilité de leur mère et à s'y adapter, Éros prenant la main sur Thanatos, si je puis m'exprimer ainsi. Monique Bydlowski admire “la force de cette pulsion universelle qui entraîne les humains à procréer, quelles que soient les circonstances et malgré les guerres, les crises et les famines, alors même qu'ils ont appris à l'éviter” (6). Cela nous amène à ce désir d'enfant qui se fraie un chemin dans l'après-cancer du sein.

Après des années où l'idée d'associer fertilité et cancer du sein aurait paru incongrue aux cancérologues, ce sujet apparaît sur le devant de la scène puisque, aujourd'hui, obligation est faite aux médecins d'informer les patientes sur ce point. Ainsi, l'histoire de ces grossesses et de leurs répercussions psychiques commence peut-être bien en amont de leur réalisation.

J'ai choisi d'illustrer cet aspect du sujet par l'histoire d'une patiente et, à travers elle, de vous montrer combien le parcours de chacune est éminemment singulier, nous prenant parfois par surprise et nous emmenant sur des chemins que nous n'imaginions pas.

Colombe est aujourd'hui une jeune femme de 34 ans, mais l'histoire commence il y a quatre ans. Elle débute par l'autopalpation d'une boule dans le sein, qui conduit Colombe dans un service spécialisé. Le couperêt tombe : cancer du sein. La révélation du cancer est un tremblement de terre qui – beaucoup de patientes en témoignent – sidère dans un premier temps. Colombe ne fait pas exception à la règle.

Elle devra cependant émerger rapidement, son oncologue lui proposant une congélation embryonnaire et/ou ovocytaire avant de commencer les traitements. Colombe se trouve ainsi prise dans un double mouvement. C'est la vie qui surgit dans ce chaos, la lumière au bout du tunnel. Pouvoir se projeter dans l'après, c'est déjà penser qu'il y aura un après. Mais c'est également devoir se décider dans ce moment si particulier, si difficile.

Voilà un désir qui ne devra rien au hasard, mais tout à la médecine. Voilà qui ne laissera pas non plus de place à cette ambivalence “je veux, je ne veux pas”, qui caractérise tout désir d'enfant. Il faut se décider à une date et avec un compagnon donné. Mais Colombe, pour qui le désir de maîtriser sa vie est si important, pourra se réapproprier ce projet avec l'idée qu'elle fait quelque chose, qu'elle ne laisse pas le cancer dévorer toute sa vie.

Quatre embryons sont congelés ainsi que des ovocytes. Ces embryons se trouvent ainsi projetés dans un mouvement très émouvant comme des bulles d'espoir dans un futur sans cancer. Et Colombe s'accrochera fermement à cette idée durant tous ses traitements.

Le désir d'enfant recouvre beaucoup de choses : donner un enfant à son compagnon, devenir une “vraie” femme, surtout dans notre société, plaisir d'être enceinte, mais aussi un espoir d'immortalité particulièrement prégnant face à la maladie, parce que la confrontation avec la mort peut conduire une femme, parfois à son insu, à produire la vie. Dès 1924, Karl Abraham avait formulé la possibilité de “deuils maniaques” responsables de grossesses.

Laure le confirme : “Cet enfant a surgi de nulle part, les médecins m'avaient conseillé d'attendre plus longtemps après la fin des traitements. Je ne croyais même pas que j'étais fertile, et voilà, il est arrivé par surprise, oui c'est ça, un cadeau surprise.”

C'est donc dans l'après-cancer que pourra émerger un projet de grossesse. C'est une période compliquée. Certes, la médecine a soigné le corps biologique, mais l'enveloppe physique a été touchée et le psychisme ébranlé. Statistiquement, la majorité sera guérie, mais, à l'échelle individuelle, aucune boule de cristal pour le dire. Il va falloir composer avec l'idée d'une récidive dans cette zone de l'après­-traitements qualifiée de “rémission”.

C'est dans ce contexte que les médecins abordent avec les patientes un éventuel projet d'enfant. Certes, il faut attendre la fin de ­l'hormonothérapie, si hormonothérapie il y a, mais il s'agit aussi d'échanger clairement : non, une grossesse n'augmente pas le risque de rechute, mais elle ne le diminue pas non plus. Et toujours cette interrogation sous-jacente : comment s'emparer d'une parole médicale quand elle concerne des sujets aussi émouvants pour les patientes qu'un désir d'enfant après un cancer.

Certaines entendront les tenants et les aboutissants du discours du médecin, d'autres, nous l'avons déjà évoqué, vivront un projet de bébé comme une revanche sur la maladie, sur la mort avec une volonté d'exister quoi qu'il arrive par le biais de cette grossesse. D'autres encore profiteront de cet espace pour faire part de leur “non-désir” comme si le cancer les avait libérées d'une injonction à être mères. “Avant, dit Mélusine, tout le monde me demandait quand j'allais me décider à le faire, ce bébé. Aujourd'hui, personne n'ose plus me poser la question, et moi je me dis qu'un des bénéfices secondaires du cancer est de m'avoir permis d'échapper à ce destin maternel.”

Et si, malheureusement, un fort risque de rechute existe parfois, le discours médical est ressenti comme trop brutal. C'est ce que rapporte Amélie : “Mon oncologue m'a dit que j'avais un mauvais pronostic et elle m'a découragée de penser à un enfant : ‘Vous ne voulez quand même pas laisser un orphelin !' Quelle violence !” Parce que, là aussi, les médecins font avec leurs croyances, qui parfois font effraction dans le psychisme des patientes.

Dans ce contexte compliqué, Colombe a très clairement planifié son projet d'enfant. Trois ans de tamoxifène, elle arrête et on réimplante les embryons, elle est ainsi aux commandes. L'envers du désir est le risque d'instrumentaliser la fécondation, car Colombe vit ce projet de future maternité comme un événement maternel et médical, séparant la procréation de la sexualité, alors que toute filiation devrait sans doute être la conséquence du désir sexuel dans le couple. Or Colombe évoque fréquemment l'amour de son mari et son soutien inconditionnel, mais leur sexualité reste compliquée, Colombe ressentant une grande fatigue, une absence de libido et des problèmes de sècheresse vaginale. Elle reconnaît combien elle est soulagée de savoir qu'une future grossesse ne dépendra pas de relations sexuelles régulières.

Peu de temps avant l'expiration du fameux délai de trois ans, la maladie, ou tout au moins sa menace, refait effraction. En effet, Colombe présentait un envahissement ganglionnaire important. Les recommandations médicales préconisent aujourd'hui une prise de dix ans de tamoxifène. Confrontée à cet allongement du traitement, Colombe s'interroge, et le mot est faible. Changer ses plans serait pour elle une vraie souffrance. Faut-il braver le cancer et arrêter le tamoxifène ? Son mari lui dit combien, pour lui, compte plus que tout sa vie à elle. Faut-il alors renoncer ? Elle finira par comprendre qu'il lui est impossible psychiquement de “mettre sa vie en danger”, dit-elle, et décide de continuer l'hormono­thérapie.

Dans cette situation, que faire ? Une solution va alors s'élaborer, mettant en acte que la parentalité peut toucher l'ensemble du groupe familial. Le cousin du mari de Colombe vit avec sa femme et leurs trois enfants dans un pays engagé dans une pratique exclusivement altruiste de la GPA et leur cousine par alliance va donc proposer à Colombe de jouer le rôle de mère porteuse avec leurs embryons. Et devant les yeux ébahis de l'équipe médicale, ce scénario incroyable va s'organiser, mettant les interlocuteurs médicaux face à leur résistance et leur réticence, le rôle du psy étant d'accueillir et d'accompagner en tâchant de faire émerger les processus inconscients qui sous-tendent un tel projet, interrogeant la signification de ce désir d'enfant à tout prix, certainement ancré dans un mouvement ambivalent : angoisse d'une récidive par l'arrêt du tamoxifène d'une part, d'autre part sentiment de victoire, la vie venant triompher de cette double peine que représenteraient un cancer et un renoncement à un enfant. D'autres interrogations surgiront également quant à la part de sentiments incestueux ou incestuels quand le projet d'enfant se déroule entre membres d'une même famille.

Colombe avance, fait de fréquents aller-retour dans ce pays où il existe un accompagnement pour tous, pour la mère porteuse, pour ses enfants, pour son mari, et où cette action est valorisée.

L'entourage amical et social de Colombe et de sa cousine connaît l'histoire et comprend la décision de la belle-cousine qui, dit-elle, souhaitait une nouvelle grossesse, mais plus d'enfant. Il est entendu qu'elle rendra ce bébé, qui lui a été confié et dont elle prendra soin de temps de la grossesse. Israël Nisand parlerait de “nounou prénatale”.

Colombe projette déjà ce qu'elle dira à son enfant pour qu'il puisse se structurer et comprendre à la fois comment la femme qui l'a porté a pu se séparer de lui et pourquoi Colombe ne pouvait pas le porter elle-même. Ce qu'elle réinterroge, Colombe, c'est comment devenir une mère quand le cancer s'en mêle. Nous le savions déjà, avec la PMA, la définition de ce “devenir mère” ne correspond plus à une maternité que l'on pourrait qualifier de classique. Ainsi, il pourrait y avoir une mère d'intention, une autre pourrait également donner son capital génétique avec ses ovocytes, une autre être la gestatrice.

Pour la psychanalyse, ce “devenir mère” est d'abord un processus de maturité psychique qui ne reflète pas forcément une réalité biologique. Relisons, par exemple, la psychanalyste Julia Kristeva, qui n'a jamais soutenu que la maternité soit un instinct, mais que l'expérience maternelle est une construction culturelle qui comporte une part d'adoption permanente (7).

Il ne s'agit nullement, avec Colombe, de prétendre à un modèle quelconque, mais plutôt de témoigner que face à ce duo mortifère du cancer et de la grossesse, la rencontre avec une patiente est une aventure singulière qui conduit à des remaniements psychiques toujours surprenants. Voilà qui constitue certainement une ultime liberté face au cancer, preuve que le psychisme peut se mettre en scène et se réinventer inlassablement.■

Références

1. Freud S. Introduction à la psychanalyse (1916-1917). Payot; 1990. p.369.

2. Espié M. Grossesse et cancer du sein : le point de vue de l’oncologue. In: Lof AF. Cancer et maternité, l’impensable rencontre. Érès; 2012.

3. Racamier PC. À propos des psychoses de la maternalité. In: Soule M (dir). Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée. ESF; 1997.

4. Bydlowski M. Le regard intérieur de la femme enceinte, transparence psychique et représentation de l’objet interne. Devenir 2001;2(13):41-52.

5. Winnicott DW. De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot;1989. p. 287-91.

6. Bydlowski M. La dette de vie. PUF, 1997, p.139

7. Kristeva J. La maternité au carrefour de la biologie et du sens. In: Coll. Le statut de la femme dans la médecine entre corps et psyché. Éditions Études freudiennes, 2010.

Liens d'interêts

N. Espié déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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