Éditorial

Les rhumatologues doivent rester des spécialistes du rachis


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Tout le monde a eu, a, ou aura un jour un “mal de dos”. Chacun doit donc savoir ce qu'il doit faire le jour où cela arrivera. En France, les patients ont longtemps pris l'avis de leur médecin généraliste (formé par des rhumatologues à cette prise en charge), qui les adressait, si nécessaire, à un rhumatologue. Aujourd'hui, comme dans beaucoup de domaines, de nombreux patients pensent que, grâce à Internet, ils peuvent décider d'eux-mêmes de leur prise en charge sans voir des médecins, dont ils pensent qu'ils prescrivent des médicaments en fonction de leurs liens d'intérêts. Mais le réel conflit d'intérêts tient plus aux influenceurs et influenceuses de la toile qui modifient les comportements.

Pourquoi les rhumatologues sont-ils les spécialistes du rachis en France ?

En 2018, nous avions fait une enquête pour évaluer la prise en charge des pathologies rachidiennes communes dans les services hospitaliers et observé que, en moyenne, chaque semaine, 56 patients (de 13 à 145) sont pris en charge en hôpital de jour dans les services de rhumatologie des CHU français, 1 à 35 en hôpital de semaine et 4 en hospitalisation continue. La part de la pathologie rachidienne commune est donc importante dans notre activité hospitalière [1] et reflète une importante activité de consultation, en amont comme en aval.

Dans beaucoup d'autres pays, les rhumatologues s'occupent peu des pathologies rachidiennes et osseuses, pour des raisons historiques (contours de la discipline et formation limités aux pathologies inflammatoires) et parce qu'ils sont trop peu nombreux. En France, la rhumatologie s'est développée de façon plus importante que dans les autres pays, et toutes les pathologies de l'appareil locomoteur, dont la pathologie rachidienne, y ont été incluses. Il est rassurant de voir que plusieurs équipes continuent à faire de la recherche dans ce domaine, avec un nombre non négligeable de publications rien qu'au cours de l'année passée [2-4] et que des rhumatologues restent impliqués aux côtés des généralistes, rééducateurs, médecins de la douleur, urgentistes, kinésithérapeutes et chirurgiens lorsque les sociétés savantes édictent des recommandations [5].

De nombreuses raisons font que le rachis est un site qui s'adapte particulièrement au domaine de la rhumatologie à la française :

  • les rhumatologues sont les spécialistes des pathologies articulaires, et, qu'elles soient périphériques ou axiales, mobiles ou semi-mobiles, le mode de réflexion diagnostique et thérapeutique est le même : les pathologies infectieuses, tumorales, microcristallines, les maladies générales et les rhumatismes inflammatoires primitifs sont à l'origine de tableaux tout à fait comparables au niveau périphérique et axial. Si d'autres spécialistes connaissent bien certaines de ces pathologies, ils sont moins à l'aise pour éliminer les diagnostics différentiels : devant un hypersignal T2 d'un plateau vertébral en IRM, un infectiologue privilégiera avant tout une cause infectieuse, un oncologue une métastase, un chirurgien une cause mécanique. Pour savoir interpréter l'imagerie du rachis inflammatoire, infectieux ou tumoral, il est indispensable de connaître aussi l'imagerie des pathologies mécaniques. Par exemple, l'interprétation d'une imagerie des articulations sacro-iliaques ou du rachis effectuée sans tenir compte des aspects radiographiques, notamment dégénératifs, a posé beaucoup de problèmes. Savoir faire la synthèse en envisageant toutes les possibilités, tel est le rôle du rhumatologue ;
  • la quasi-totalité des maladies rhumatologiques périphériques ont leur pendant au niveau rachidien. L'arthrose périphérique a comme miroir l'arthrose rachidienne. Les maladies microcristallines, y compris la goutte, peuvent toucher le rachis. Même la polyarthrite rhumatoïde, qui est réputée ne pas toucher le rachis, est responsable de luxations C1-C2 ;
  • l'ostéoporose fracturaire est une pathologie courante, touchant fréquemment le rachis, et la prise en charge des lombalgies du sujet âgé requiert de discuter du diagnostic différentiel des pathologies rachidiennes mécaniques fracturaires ou non fracturaires ;
  • les rhumatologues connaissent bien la neurologie périphérique, et sont d'ailleurs souvent formés à l'exploration des nerfs en échographie et en électromyographie, ce qui est utile au diagnostic différentiel des radiculalgies ;
  • une part non négligeable du traitement des pathologies rachidiennes repose sur la rééducation, sur des antalgiques, des anti-inflammatoires, et sur des gestes infiltratifs, traitements tous régulièrement utilisés par les rhumatologues dans les pathologies périphériques mécaniques. Les gestes techniques, notamment sous imagerie radiographique ou échographique, sont essentiellement réalisés par les rhumatologues, même si des radiologues les font de façon préférentielle dans certaines régions. Il serait dommage de ne pas faire profiter le patient de cette connaissance de l'imagerie et de ce savoir-faire interventionnel.

Pourquoi les rhumatologues risquent-ils de ne plus être des spécialistes du rachis en France ?

Trois raisons expliquent ce risque :

  • la principale est qu'il n'y a plus assez de rhumatologues formés à cette spécialité, ce qui fait qu'ils privilégient les domaines où ils ne peuvent être remplacés, donc essentiellement la prise en charge des rhumatismes inflammatoires ;
  • une autre raison est que les pathologies rachidiennes ne font pas l'objet de sessions dans les congrès de rhumatologie hors de France, si bien que, pour communiquer et être à la pointe des connaissances, un rhumatologue qui s'intéresse à la question doit se rendre à des congrès où il rencontre surtout des chirurgiens ou des médecins de médecine physique. Une des conséquences majeures à cela, c'est que le nombre de rhumatologues qui s'intéressent à la recherche dans le domaine de la pathologie rachidienne s'est effondré. L'EULAR devrait donner une plus grande part à la pathologie rachidienne pour promouvoir le suivi rhumatologique des pathologies rachidiennes communes ;
  • comme un vide relatif est apparu, il a rapidement été comblé par une prise en charge autre et, selon les régions, elle peut être le fait de médecins généralistes, de spécialistes en médecine physique, d'ostéopathes – des écoles privées d'ostéopathie se développent rapidement –, et de toutes sortes de spécialistes en patamédecine. Si Internet est une porte ouverte sur la connaissance, c'est hélas le plus souvent une publicité cachée qui apparaît sur la première page. Comme les rhumatologues n'ont pas de raison de communiquer sur Internet, ce sont essentiellement la patamédecine et ses outils, certains centres de remise en forme ou quelques chirurgiens médiatisés qui sont mis en avant.

Aujourd'hui, il est frappant de constater que de nombreux patients ont tendance à penser à un ostéopathe ou un chirurgien du rachis et à en voir un avant de consulter leur médecin généraliste, qui devrait pourtant être celui qui décide de la nécessité ou non pour eux de consulter et, dans l'affirmative, de consulter un rhumatologue, qui, lui, affinera le diagnostic et proposera une prise en charge adaptée.

Tout un chacun devrait savoir que, quand on a un tournevis, on pense que tous les problèmes sont des vis, et que quand on a un marteau, on pense que tous les problèmes sont des clous : un ostéopathe pense que la majorité des problèmes rachidiens se traitent par ostéopathie, un chirurgien par la chirurgie.

Pourquoi les rhumatologues doivent-il rester des spécialistes du rachis ?

La position du rhumatologue se situe à la charnière de celle des généralistes et des autres spécialistes, dont les rééducateurs, les ostéopathes et les chirugiens du rachis. Trop de chirurgies ont été pratiquées dans le passé (j'ai vu un patient opéré 36 fois !), et s'il ne faut pas revenir à ces extrêmes, il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'excès inverse.

La prise en charge doit être partagée, et les chirurgiens du rachis peuvent ainsi se consacrer à la chirurgie puis à son suivi, ce qui est le cœur de leur métier, tandis que les rhumatologues peuvent assurer la prise en charge médicale, adresser le patient à d'autres collègues, notamment rééducateurs, puis discuter de l'indication ou de la non-indication d'une chirurgie. L'avantage de cette séparation des tâches, c'est que celui qui préconise l'hospitalisation en rééducation ou la prise en charge chirurgicale n'est pas en situation de conflit d'intérêts. Une décision partagée entre les chirurgiens et les rhumatologues de l'organisation de la prise en charge est la meilleure solution.

Comment les rhumatologues doivent-ils prendre en charge les pathologies rachidiennes ?

Certes, il n'est pas nécessaire que tous les lombalgiques voient un rhumatologue en consultation. Mais les rhumatologues doivent adapter leur propos au public concerné, qu'il s'agisse de formation médicale initiale, de formation continue, ou de message à destination des médias ou des patients :

  • en s'adressant au grand public pour éviter que le nombre rapidement croissant de personnes n'ayant pas forcément les compétences dans le diagnostic et le traitement des rachialgies créent un faux besoin de prise en charge d'une pathologie commune qui relève essentiellement de l'hygiène de vie. La majorité des lombalgies ne relèvent ni de la médecine ni de la patamédecine ;
  • en assurant la formation initiale puis continue des généralistes, notamment pour les initier aux raisons pour lesquelles un patient doit être adressé en rhumatologie ;
  • en servant de tampon entre les généralistes et les chirurgiens du rachis. Le rhumatologue doit faire en sorte que seuls les patients justifiant d'une chirurgie soient adressés au chirurgien du rachis. C'est aussi en formant les généralistes que les rhumatologues peuvent limiter le nombre de consultations qu'eux-mêmes auront à assurer, la majorité des patients ne relevant que d'une prise en charge en médecine générale ;
  • il paraît important que des rhumatologues ayant une compétence épidémiologique développent une recherche sur la prise en charge dans la population générale des lombalgies communes, dont la majorité ne relèvent pas de la médecine personnalisée, mais du soin des populations ;
  • tous les rhumatologues doivent pouvoir répondre au cas par cas aux médecins généralistes ayant un doute sur une pathologie non commune ;
  • les gestes techniques doivent demeurer des actes que tout rhumatologue sait faire ;
  • il est souhaitable que certains rhumatologues travaillant avec des chirurgiens du rachis développent une recherche spécifique aux pathologies rachidiennes communes.

Pour conclure, le rhumatologue est et doit rester le spécialiste du rachis. Le rôle des sociétés savantes et du conseil des universités est fondamental pour préserver cette part d'activité, mais c'est l'ensemble des rhumatologues (figure) qui doit faire en sorte de la garder pour ne pas voir ce domaine se dissoudre dans de nombreuses sous-spécialités.

FIGURES

Les rhumatologues doivent rester des spécialistes du rachis - Figure

Références

1. Saraux A. Prise en charge de la lombosciatique en hospitalisation : en hôpital de jour ? de semaine ? ou traditionnel ? La Lettre du Rhumatologue 2019;449:5-8.

2. Davergne T et al. Effectiveness of a short functional restoration program for patients with chronic low back pain: A cohort study of 193 patients. Joint Bone Spine 2020;87(6):640-6.

3. Forestier R et al. Usual care including home exercise with versus without spa therapy for chronic low back pain: protocol for the LOMBATHERM’ study, a multicentric randomised controlled trial. Trials 2020;21(1):392.

4. Robin F et al. Is ultrasound-guided caudal steroid injection effective in the management of lower lumbar radicular pain? A two-center prospective observational study on 150 patients. Joint Bone Spine 2020;87(4):364-5.

5. Bailly F et al. Clinical guidelines and care pathway for management of low back pain with or without radicular pain. Joint Bone Spine 2021;88(6):105227.


Liens d'intérêt

A. Saraux déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.