Les infections bactériennes survenant chez les patients atteints d'hémopathies malignes et présentant une immunodépression profonde sont fréquemment dues à des micro-organismes commensaux. Chez ces sujets, le microbiote intestinal, qui représente la flore endogène la plus abondante, est une source majeure de bactériémies. L'analyse de la flore fécale est de ce fait préconisée afin de détecter, en amont de l'épisode bactériémique, les bactéries potentiellement impliquées pour adapter, dès son instauration, l'antibiothérapie probabiliste mise en place en cas d'épisode fébrile.
Bactéries dominantes et translocation d'origine digestive
Chez les patients traités par chimiothérapie et immunodéprimés, les bactériémies sont le plus souvent la conséquence d'une translocation bactérienne qui correspond au passage de bactéries viables à travers une muqueuse altérée vers les vaisseaux sanguins voisins. Au niveau intestinal, ce phénomène est non seulement favorisé par l'altération des défenses locales et systémiques de l'hôte, mais aussi par des modifications de la composition du microbiote intestinal, élément clé de l'homéostasie intestinale (1-4). L'existence d'une dysbiose intestinale, favorisée par différents facteurs − incluant les antibiothérapies et la chimiothérapie − concourt à altérer encore plus la barrière intestinale, tout en favorisant la prolifération intraluminale de certaines bactéries. Ces dernières, qui sont le plus souvent des bactéries à Gram négatif (entérobactéries, bacilles non fermentaires) ou à Gram positif (streptocoques, entérocoques, staphylocoques) n'appartenant pas à la flore anaérobie stricte, sont alors plus susceptibles d'envahir les tissus environnants et d'être la cause de bactériémies (4, 5). Y. Taur et al. (4) ont ainsi montré, chez des patients bénéficiant d'une greffe de cellules souches hématopoïétiques, que le risque de bactériémie à entérocoques était 9 fois plus élevé en cas de domination intestinale par ce genre et que le risque de bactériémie à bacilles à Gram négatif était 5 fois plus élevé en cas de domination intestinale par des protéobactéries, qui incluent en leur sein les entérobactéries et divers bacilles à Gram négatif non fermentaires.
Colonisation par des bactéries multirésistantes aux antibiotiques et risque de translocation
L'émergence des bactéries multirésistantes aux antibiotiques chez l'homme explique que leur présence au sein des flores endogènes des patients présentant une immunodépression profonde est de plus en plus fréquente et que, de ce fait, leur implication potentielle dans les bactériémies doit désormais être prise en compte (6, 7). Parmi les bactéries multirésistantes qui posent un problème de santé publique figurent les entérobactéries productrices de β-lactamases à spectre étendu (BLSE), dont la prévalence de portage a considérablement augmenté ces dernières années à l'échelle mondiale, et notamment en France. Cette augmentation est due à l'émergence d'entérobactéries productrices de BLSE de type CTX-M aussi bien dans la population générale que chez les patients hospitalisés. Dans une méta-analyse récente, M. Alevizakos et al. (8) ont montré que, chez des patients atteints d'hémopathies malignes ou de tumeurs solides, la prévalence de colonisation par des entérobactéries productrices de BLSE était en moyenne de 15 % en Europe et que, en cas de colonisation, le risque de bactériémie due à ces micro-organismes était significativement élevé. Cela a également été observé par d'autres auteurs chez des patients atteints d'hémopathies malignes (9, 10). En France, la prévalence des bactéries hautement résistantes émergentes, à savoir les entérobactéries productrices de carbapénémases (EPC) et les entérocoques résistants aux glycopeptides (ERG), demeure faible. Ces bactéries sont cependant responsables d'infections souvent sévères et de mauvais pronostic chez les patients immunodéprimés (4, 5, 11, 12). Pour ce qui concerne les EPC, il a été montré que la colonisation digestive ainsi que la chimiothérapie étaient des facteurs de risque significatif de bactériémie (13). Chez les patients traités pour une hémopathie maligne, il a également été observé que la colonisation du tube digestif par des ERG était un facteur de risque de bactériémie (14, 15). Y. Kang et al. (16) n'ont cependant pas pu mettre en évidence, dans une étude incluant 152 patients ayant bénéficié d'une greffe de cellules souches hématopoïétiques, que la colonisation préalable par un ERG était un facteur de risque indépendant de survenue d'une bactériémie. C.D. Ford et al. (11) ont récemment montré, dans une étude incluant 161 patients bénéficiant d'une greffe de cellules souches hématopoïétiques, que le risque de bactériémie à ERG était significativement plus élevé chez ceux chez lesquels un ERG était détecté dans les selles au moment de la greffe alors que ce risque était relativement faible chez ceux chez lesquels un portage avait été mis en évidence antérieurement mais pas au moment de la greffe. Ces résultats sont en faveur de l'hypothèse selon laquelle le risque de survenue d'une bactériémie à ERG est surtout élevé en cas de dominance associée à des conditions d'altération maximale de l'homéostasie intestinale (4, 5, 11).
Analyse de la flore fécale chez les patients traités pour des hémopathies malignes
En dehors de celles à visée diagnostique, les analyses bactériologiques des selles des patients atteints d'hémopathies malignes et présentant une immunodépression sévère a comme objectif principal de détecter la présence de bactéries potentiellement responsables d'infections systémiques. Cette analyse permet également de réaliser une surveillance épidémiologique dans le cadre de la prévention de la transmission croisée des bactéries multirésistantes et, éventuellement, de suivre l'efficacité d'une décontamination digestive (17).
Parmi les différents critères conduisant à modifier l'antibiothérapie probabiliste en cas de neutropénie fébrile figure la connaissance d'une colonisation par des bactéries qui, de manière naturelle et/ou acquise (entérobactéries productrices de BLSE et/ou de carbapénémases, Pseudomonas aeruginosa, Acinetobacter baumannii, Stenotrophomonas maltophilia, Staphylococcus aureus résistants à la méticilline, ERG), sont résistantes aux antibiotiques utilisés en première intention (6, 7). Cela implique l'instauration d'une surveillance systématique et régulière des flores endogènes et, en particulier, de la flore fécale afin de pouvoir disposer des résultats en amont de l'épisode fébrile, car tout retard d'instauration d'une antibiothérapie adaptée est préjudiciable en cas de neutropénie fébrile.
Méthodes fondées sur la culture des selles
L'analyse de la flore fécale après culture des selles peut être effectuée par une approche globale, qui consiste à mettre en évidence et à quantifier la flore fécale aérobie majoritaire (coproculture quantitative), ou par une approche ciblée qui consiste à ne détecter que les bactéries d'intérêt en termes d'antibiothérapie probabiliste.
La coproculture quantitative permet en théorie d'identifier la ou les bactéries dominantes et d'en étudier la sensibilité aux antibiotiques. Des études réalisées à l'aide de cette technique dans les années 1980 avaient montré que la plupart des bactéries responsables de bactériémies pouvaient être préalablement détectées au sein des flores endogènes et, en particulier, au sein de la flore fécale (18, 19). P. Frère et al. (20) ont cependant montré dans une étude incluant 622 patients ayant bénéficié d'une greffe de cellules souches hématopoïétiques que seuls environ 50 % des micro-organismes responsables de bactériémie avaient pu être détectés par culture au sein des flores endogènes incluant la flore fécale. D'autres auteurs ont rapporté que la coproculture ne permettait de détecter les micro-organismes responsables de bactériémie
que dans 12 à 33 % des cas (17, 21, 22). La variabilité des résultats obtenus peut être expliquée par un grand nombre de facteurs incluant celle des facteurs d'hôte, l'hétérogénéité de la répartition des bactéries au sein des selles, la présence possible chez un même individu, et au sein d'une même espèce, d'isolats de sensibilités différentes aux antibiotiques, ainsi que l'absence de consensus quant à la nature et au nombre de colonies à étudier. Quoi qu'il en soit, l'absence de données permettant de justifier de manière indubitable d'un point de vue médicoéconomique l'utilisation des coprocultures quantitatives a, in fine, conduit la Direction générale de l'offre de soin à considérer que cet examen était un acte obsolète ne donnant plus lieu à aucune compensation financière.
La détection dans les selles de la plupart des bactéries d'intérêt peut également être réalisée par des méthodes similaires à celles utilisées pour le dépistage de bactéries multirésistantes (9, 11). Cette approche est fondée sur l'ensemencement de milieux sélectifs permettant d'isoler de manière plus ou moins spécifique les différentes bactéries d'intérêt en fonction de leur résistance, tout en permettant, notamment en cas d'utilisation de milieux chromogènes, une orientation d'espèce. Ainsi, et à titre d'exemple, des milieux contenant des céphalosporines de troisième génération permettent de détecter des entérobactéries résistantes à ces antibiotiques, dont les entérobactéries productrices de BLSE. D'autres milieux sélectifs peuvent également être associés afin de détecter les bacilles à Gram négatif non fermentaires qu'il est nécessaire de mettre en évidence, quelle que soit leur résistance acquise aux antibiotiques. En cas de résultat positif, il faut confirmer l'identification d'espèce et réaliser un antibiogramme. Cette approche peut également permettre d'apprécier de manière semi-quantitative le niveau de colonisation (faible, modérée ou importante) qui pourrait être corrélé au risque de translocation, comme l'ont suggéré P.L. Woerther et al. (9) pour ce qui concerne les entérobactéries productrices de BLSE.
Méthodes de biologie moléculaire
L'amplification de gènes de résistance éventuellement couplée à une identification d'espèces permet de détecter la présence de bactéries multirésistantes dans les selles, soit directement, soit après une étape d'enrichissement en milieu liquide (4, 5, 23). Ces méthodes rapides sont plus sensibles que celles fondées sur la culture. Leur utilisation est cependant limitée par leur coût et le fait qu'elles ne détectent pas l'ensemble des bactéries d'intérêt. Il a toutefois été récemment montré qu'il était possible d'utiliser des techniques de séquençage de nouvelle génération pour détecter des bactéries multirésistantes dans les selles tout en réalisant une étude du microbiote intestinal (24). Dans un futur plus ou moins proche, cette approche encore onéreuse pourrait révolutionner l'analyse de selles des patients à risque de translocation.
Conclusion
La valeur prédictive positive insuffisante de la coproculture quantitative, eu égard aux coûts générés et/ou à l'absence d'impact significatif en termes d'antibiothérapie probabiliste, a conduit à son abandon en France. L'analyse de la flore fécale par culture ciblée incluant le dépistage de bactéries multirésistantes est de ce fait préconisée, afin de détecter, en amont de l'épisode bactériémique, les bactéries multirésistantes potentiellement impliquées. La place des techniques de biologie moléculaire et, en particulier, de celles fondées sur les méthodes de séquençage de nouvelle génération reste à définir.■

