As-tu déjà entendu parler, Juliette, de la chlorose de la jeune fille ? Rassure-toi, cette condition étrange a disparu au début du XXe siècle et ne te concernera pas, mais son histoire va t'intéresser, je l'espère ! Initialement décrite par Johannes Lange en 1520, qui l'appela “green sickness” en raison de la couleur verdâtre du teint des jeunes malades, cette curieuse condition a préoccupé les médecins pendant près de 3 siècles. En 1615 à Montpellier, le professeur de médecine Jean Varandal propose le terme de “chlorose”, du grec chloros pour vert jaune ou vert pâle. Après une longue période d'obscurantisme, mêlant langueur, hystérie, puberté et sexualité, on a fini par l'appeler aussi “anémie essentielle des jeunes filles”. Mais Thomas Sydenham, en 1680, avait déjà noté que les symptômes pouvaient persister chez des femmes mûres menues et fragiles. Les jeunes femmes concernées présentaient une pâleur marquée, dont la tonalité verte reste inexpliquée, peut-être liée au teint olivâtre de certaines Méditerranéennes. Elles montraient aussi des signes d'essoufflement et des troubles des phanères, notamment des cheveux et des ongles cassants, une peau sèche, une grande fatigue ou langueur. De nombreuses hypothèses ont tenté pendant longtemps d'expliquer cette condition. Lorsqu'elle a disparu soudainement à la fin du XIXe siècle, on a fait un lien avec l'abandon des corsets, ce qui mérite d'être exploré, Juliette, même si Dieu merci, tu as échappé à cette longue tradition. Un vocabulaire extrêmement riche existe pour décrire la variété des sous-vêtements de la gent féminine, dès la Haute Antiquité. En France, on passe des sorquames et des cottes du Moyen Âge aux basques, basquines et vertugadins, avant d'arriver à des corsets en bois ou en acier, véritables carcans décrits comme des “tubes à thorax”. Petit à petit se développent les corsets lacés, bardés de baleines. Mais tous se complètent d'un “busc” en bois, ivoire ou acier, qui, sur l'avant du thorax, renforce encore le confinement. Les modes ont, de façon éphémère, conduit les femmes, comme les Merveilleuses de la Révolution, à jeter ces objets aux orties, avant qu'ils ne reviennent de plus belle, notamment au XIXe siècle qui regorge de publications médicales sur leurs méfaits. Quoi qu'il en soit, pratiquement toutes les civilisations ont cultivé cette manie de contenir le corps, des bandelettes serrées des nouveau-nés aux justaucorps en passant par les chemises de maintien. Et cela ne concernait pas que les élégantes. Il est rapporté que les Anglaises de toute condition ont très longtemps porté ces sous-vêtements très serrés, même les paysannes chez qui ils étaient en cuir… jamais lavés ! Évidemment, c'est à l'adolescence que l'on commençait à éduquer les jeunes filles à cette pratique, ce qui peut expliquer l'âge d'apparition de la chlorose. Mais quelle relation entre un vêtement et l'anémie ? Tout simplement, sans doute, une carence d'apport ! Comment manger à sa faim lorsqu'on est contrainte et comprimée dans un si petit volume ? Dans sa thèse de médecine de 1910 intitulée Étude sur le corset, le Bordelais Gabriel-Virgile-Joseph Baus s'est penché sur tous les désordres causés par la compression des organes, latérale et frontale, infligée par ces sous-vêtements. Il décrit notamment la gastroptose et l'entéroptose qui en résultent, conduisant lesdits organes à se déplacer vers le bas, ce qui gêne leur fonctionnement. Il observe judicieusement que les évanouissements, notamment après un repas (et on connaît les menus de l'époque !), conduisaient invariablement au conseil “délacez-la”, façon pragmatique de soulager les troubles cardiorespiratoires ayant conduit au malaise. Dans son travail, il fait effectivement le lien entre l'âge d'initiation à la toilette féminine et l'apparition de ces symptômes évoqués plus haut. On peut donc, en anticipant sur la suite de ce papotis, Juliette, attribuer cette chlorose à une mauvaise absorption ou absorption en quantité insuffisante, entre autres nutriments, de fer, en raison d'une digestion difficile. Il faut sans doute y ajouter, à cause de l'âge des patientes, l'apparition de la menstruation qui ne peut qu'aggraver les symptômes. Mais l'hypothèse d'une malnutrition peut être retenue lorsqu'on note la fréquence des aménorrhées rapportées par les médecins de l'époque.
L'idée de l'impact sur la santé d'une carence en fer avait déjà été perçue de façon empirique, par le succès, dès l'époque romaine (voire avant), des sources thermales d'eau ferrugineuse. Ces sources, appelées “chalybeate waters” par les Anglo-Saxons, tirent leur étymologie des Chalybes, peuple géorgien de l'Antiquité qui vivait près de mines de fer et dont on pense qu'il est l'inventeur de l'acier. Bien entendu, à l'époque, le lien de cause à effet était inconnu. On savait simplement que la consommation de ces eaux thermales était “fortifiante”. L'idée était celle de la force de Mars, dieu de la guerre et du choc des lames de fer des épées. Tu vois bien, Juliette, ce que le terme de “martial” recouvre. On a recommandé au fil du temps et avec raison aux jeunes chlorotiques la consommation de ces eaux particulières, ainsi que de toute une série d'autres substances censées leur redonner force et énergie, comme du chocolat à la limaille de fer ou plus tard, les Pink Pills for Pale People (ou PPPP : en français des pilules Pink pour personnes pâles). Plus tard, la riche teneur en fer de ces eaux de source a été identifiée, sans toutefois encore relier le métal qu'elles contenaient à leurs bienfaits. Dès le XVIIe siècle, Thomas Sydenham préconisait de telles cures pour traiter la chlorose. Le rôle du sang et des humeurs faisait alors l'objet de recherches tâtonnantes, et Sydenham proposait un curieux protocole associant une saignée puis 30 jours de chalybeates, reconnaissant que la saignée n'était pas forcément utile si la patiente était particulièrement faible.
Le terme lui-même d'anémie ne fait son apparition que vers le milieu du XIXe siècle, lorsqu'on finit par comprendre que des anomalies du sang entraînent les symptômes de la chlorose et d'autres maladies. Mais on en reste aux globules. Oui, Juliette, rappelle-toi les travaux d'Antoni Van Leeuwenhoek et de ses contemporains, les premiers à observer ces étranges globules dans le sang, d'abord de grenouille puis d'autres animaux et enfin d'humains. À quoi pouvaient-ils bien servir ? En tout état de cause, certains patients en avaient moins que d'autres. Les colorants d'Ehrlich au début du XIXe ont ensuite contribué à décrire les anomalies de forme et de coloration des globules rouges dans certains états morbides. On commence alors à parler d'anémie et la chlorose devint “l'anémie essentielle des jeunes filles”. On continuait à leur prescrire du fer sous différentes formes, mais sans réellement savoir pourquoi.
Pourtant, au début du XVIIIe siècle, d'autres chercheurs avaient, pour en déterminer la composition, brûlé du sang et constaté que les résidus de cette combustion comportaient des particules attirées par les aimants. Y avait-il du fer dans le sang ? D'où venait-il ? Des bagarres épiques ont alors opposé les tenants de l'incapacité de l'organisme à assimiler un composant inorganique à ceux pensant au contraire qu'il y avait forcément une absorption de ce métal que l'on commençait à retrouver dans de plus en plus de tissus ou de végétaux. Le traitement de la chlorose ou de l'anémie se tourne alors vers la consommation en quantités énormes de foie, puis d'extraits de foie. En 1840, Friedrich Ludwig Hünefeld voit des structures cristallines rectangulaires qui, sous le microscope, sont angulaires et rouge vif, lorsqu'il laisse sécher le sang de vers de terre écrasés entre 2 lames de verre. C'est la découverte de l'hémoglobine ! Vers la même époque, Felix Hoppe-Seyler conclut qu'elle est constituée d'hématine et de protéine. Plus tard, le mathématicien George Gabriel Stokes démontre le changement de couleur spectrale de sang lysé en fonction de son exposition à l'air, reprenant des observations d'Antoine Lavoisier qui avait remarqué la différence de couleur entre le sang artériel et le sang veineux. La route sera encore longue, au XXe siècle (hier !) pour identifier le rôle du fer, niché dans sa molécule d'hème entourée de chaînes de globine, comme élément majeur de l'oxygénation des tissus et l'élimination du dioxyde de carbone (CO2).
La boucle est bouclée, liant le fer aux mécanismes les plus subtils de notre vie organique. La carence martiale, telle que serait aujourd'hui définie la terrible chlorose, provient bien de déficits d'apport et de pertes accrues de ce métal indispensable à la vie. Quel adepte des sanus per acqua (SPA) romaines aurait pu imaginer cela, Juliette ?
Au total, Juliette, même si c'est probablement une des pathologies les plus fréquentes, il est assez difficile de relater précisément l'histoire de l'anémie à travers les siècles. Et rappelle-toi que nous n'avons parlé ici que des carences en fer ou carences martiales pour revenir à l'étymologie mentionnée plus haut ! Pourtant, certaines altérations sur des ossements préhistoriques suggèrent un type d'ostéoporose également rencontré en cas d'anémie sévère. Une hypothèse intéressante, au regard de nos connaissances actuelles, est que l'anémie s'est probablement avérée plus fréquente lors du passage d'un mode de vie nomade associé à la consommation de gibier à un mode de vie sédentaire et agricole, plus “végétarien”. Tout cela pour être anéanti pour les femmes par l'oukase de la “forme” et par l'extension des systèmes de contention de leur corps. Entre nutrition et féminité, que d'erreurs au fil des siècles avant de reconnaître notre nécessaire mais improbable symbiose avec un métal ! Pourtant, Juliette, ce n'est pas la seule cause d'anémie, mais cela est une autre histoire…■

