La rate est le plus important organe lymphoïde de l'organisme, représentant environ 25 % de la masse lymphoïde totale. Elle joue un rôle important dans la fonction immunitaire innée et adaptative. L'asplénie peut être congénitale ou consécutive à une splénectomie chirurgicale, réalisée dans le cadre d'un traumatisme, ou à une affection hématologique, dysimmunitaire ou néoplasique (tableau I). Les patients aspléniques sont exposés à un risque infectieux important à court mais aussi à long terme. La prévention de ce risque repose sur la vaccination, l'antibioprophylaxie et l'éducation des patients et de leur médecin.
Épidémiologie
En France, selon les données du programme de médicalisation des systèmes d'information en médecine, chirurgie, obstétrique (PMSI MCO), entre 3 929 et 4 558 splénectomies chirurgicales ont été réalisées annuellement entre 2012 et 2016 (1). Le nombre de splénectomies tend à baisser, avec le recours plus fréquent à l'embolisation artérielle. Des données anciennes estiment la population des patients aspléniques ou hypospléniques à environ 500 000, dont 50 % de splénectomie. Les indications de la splénectomie sont en premier lieu liées à une pathologie sous-jacente (hématologique, néoplasique ou un hypersplénisme), en second lieu à la nécessité d'un geste d'hémostase (traumatisme ou iatrogénie) et sont enfin à visée diagnostique.
Physiopathologie
La rate assure de nombreuses fonctions : réserve d'éléments figurés du sang, filtre avec élimination des cellules sénescentes et endommagées (culling), des particules solides, des hématies parasitées ou défaillantes (pitting). Elle assure enfin une fonction immunitaire.
La rate filtre les complexes d'antigènes, d'anticorps et de bactéries. Elle est également un siège important de production d'immunoglobulines, de présentation d'antigènes aux lymphocytes T et de différenciation des lymphocytes B.
Après une splénectomie, on constate un défaut de l'immunité innée par défaut d'opsonisation, diminution des taux de properdine ou de tuftsine, perte d'activation du complément, diminution des capacités de phagocytose, de bactéricidie des macrophages. Sur le plan de l'immunité adaptative, on note une atteinte qualitative et quantitative des lymphocytes B mémoires et une réduction des taux sériques d'IgM (tableau II). L'évaluation de la fonctionnalité immunitaire de la rate en cas de splénectomie partielle ou d'embolisation est difficile et incertaine (2).
Risque infectieux
Agents infectieux impliqués
Les bactéries encapsulées sont les plus fréquemment impliquées, en particulier Streptococcus pneumoniae (50 à 90 % des cas), Haemophilus influenzae et Neisseria meningitidis. Avec une fréquence moindre, sont également impliqués Escherichia coli, les streptocoques, Pseudomonas aeruginosa, les staphylocoques et d'autres bacilles à gram négatif. La gravité des infections et l'épidémiologie des pathogènes responsables varient en fonction de la pathologie sous-jacente à l'origine de l'asplénie ou de l'hyposplénisme. Ainsi, le risque d'infection à Salmonella sp.est plus élevé chez les drépanocytaires. Il semble également exister une susceptibilité plus importante à certains pathogènes comme Pasteurella sp. et Capnocytophaga canimorsus (dans un contexte de morsure animale – voir figure), Babesia sp.ou Plasmodium falciparum.
Fréquence et gravité des infections
Comparativement aux splénectomies programmées, ou en cas d'autres chirurgies abdominales, la période postopératoire immédiate est marquée par un risque plus important d'infection, si la splénectomie est réalisée en urgence. Ce risque est particulièrement marqué pour les bactériémies et les infections pulmonaires. Thomsen et al. rapportent, dans une série de 3 812 patients splénectomisés entre 1996 et 2005, un risque relatif environ 20 fois supérieur d'infections ou de décès dans les 90 premiers jours par rapport à la population générale (2, 3). Ce risque est plus important lorsque la raison de la splénectomie est une hémopathie maligne ou un traumatisme que lorsqu'il s'agit d'un purpura thrombopénique idiopathique. Bamparas et al., comparant 2 groupes de patients ayant subi une chirurgie abdominale, avec ou sans splénectomie, montrent après ajustement une augmentation du risque d'infection précoce (OR = 2,7 [1,3−5,6]) et d'abcès intra-péritonéal (OR = 4,3 [1,1-16,6]) [4] en cas de splénectomie.
À plus long terme, on constate un surrisque d'infection, dont la gravité varie en fonction de l'âge des patients, des comorbidités associées, de l'indication de la splénectomie. Le risque est plus important chez l'enfant (5-7). Chez l'adulte, un âge supérieur à 50 ans expose à un surrisque de morbimortalité (3). Les patients splénectomisés dans le cadre d'une hémopathie maligne ou d'un cancer ont une morbimortalité d'origine infectieuse plus importante et plus précoce que dans un contexte de traumatisme ou d'hémopathie non maligne. Une immunodépression associée, indépendante de l'asplénie, est également un facteur de risque (5). Ce risque infectieux est plus important dans les 2 premières années, mais persiste à très long terme (7).
Les infections fulminantes postsplénectomie (Overwhelming Post-Splenectomy Infections [OPSI]), constituent le risque le plus grave. Après une phase prodromique brève associant fièvre, frissons, myalgies, vomissements, diarrhées et céphalées s'installe un choc septique en quelques heures avec anurie, hypoglycémie, coagulopathie et parfois hémorragie des glandes surrénales (syndrome de Waterhouse-Friderichsen) conduisant à une défaillance multiviscérale et au décès dans 50 à 70 % des cas. Les pathogènes le plus souvent responsables sont S. pneumoniae, H. influenzae et N. meningitidis. Un diagnostic précoce et une antibiothérapie probabiliste immédiate permettent d'en réduire la mortalité (8). L'incidence de ces OPSI a été fortement réduite par les recommandations de prévention mises en place depuis plusieurs années, en particulier concernant les vaccinations (9, 10).
Prévention du risque infectieux
La réduction du risque infectieux repose sur l'éducation thérapeutique du patient, de ses proches et de son médecin traitant, l'antibioprophylaxie, la vaccination et l'antibiothérapie d'urgence.
Éducation
C'est un point primordial de la prévention, dont dépendent largement les autres mesures préconisées chez l'asplénique. Une information complète et spécifique doit être donnée au patient et à son entourage, expliquant le surrisque d'infection et la gravité, les mesures à prendre rapidement en cas de fièvre ou d'infection suspectée, l'intérêt de l'antibioprophylaxie postsplénectomie, l'importance d'une consultation spécialisée en cas de voyage à l'étranger et des vaccinations tout au long de la vie. Informer l'entourage et le médecin traitant est également indispensable. En effet, il a été démontré que la précocité de mise en place de l'antibiothérapie permettait de réduire les infections graves, en particulier les OPSI (8). L'observance des traitements prophylactiques antibiotiques et des vaccinations est largement améliorée par l'information du patient et de son entourage. Une consultation spécialement dédiée à ces patients pour expliquer et mettre en place ces mesures est fortement recommandée, permettant notamment d'assurer un timing adéquat pour les vaccinations. El-Alfy et al. ont montré que les patients disposant d'un niveau de connaissances important avaient une prévalence d'OPSI de 1,4 %, contre 16,5 % chez les patients peu informés (11). La remise au patient d'une carte ou d'une lettre détaillée paraît indispensable, de même que l'envoi au médecin traitant d'un courrier reprenant spécifiquement les risques et les mesures prophylactiques.
Certains centres ont mis en place un registre spécifique pour les patients aspléniques, avec envoi systématique aux patients d'un courrier pour les rappels vaccinaux, en particulier la vaccination antigrippale annuelle (12). En France, il n'existe pas de registre national.
Antibiothérapie d'urgence
Compte tenu de la gravité et de la rapidité d'installation des OPSI, en cas de fièvre, les patients doivent prendre contact rapidement avec leur médecin traitant ou le service des urgences pour évaluation et mise en place très rapide d'un traitement antibiotique. Celui-ci est à adapter à la symptomatologie ; en l'absence de point d'appel, une céphalosporine de troisième génération injectable doit être instaurée. En cas d'allergie vraie aux bêtalactamines, la lévofloxacine paraît être une alternative. La prescription d'une antibiothérapie “d'urgence”, disponible à domicile, est controversée. On considère qu'en France, le recours facile aux systèmes de soins permet de s'en affranchir dans la majorité des situations. En cas de morsure animale, une antibiothérapie par amoxicilline/acide clavulanique pendant 5 jours est recommandée. En cas d'allergie, la clindamycine peut être proposée.
Vaccinations
Les recommandations du calendrier vaccinal pour la population générale s'appliquent aux patients aspléniques. Il n'existe pas de contre-indications à la réalisation de vaccins inactivés, ni aux vaccins vivants, en dehors d'un déficit immunitaire associé.
Au regard des bactéries les plus fréquemment observées dans les OPSI, les vaccinations contre S. pneumoniae, N. meningitidis, et H. influenzae sont recommandées. Cependant, l'asplénisme entraîne une diminution de la réponse vaccinale, en particulier aux vaccins polysaccharidiques. Ainsi, les vaccins conjugués doivent toujours être privilégiés, car plus efficaces dans cette population, pour une durée plus longue.
En France, le Haut Conseil de la santé publique a précisé les modalités de vaccination (13).
Vaccination antipneumococcique
Les vaccins antipneumococciques polyosidiques et conjugués ont démontré leur immunogénicité et leur efficacité clinique. Le vaccin non conjugué a ainsi démontré une diminution du risque de bactériémie. Chez les patients ne répondant pas ou répondant mal au vaccin polyosidique, le vaccin conjugué a montré un bénéfice. À noter une hyporéactivité vaccinale à de multiples vaccinations non conjuguées.
Il a donc été proposé un schéma de vaccination utilisant le vaccin conjugué 13-valent (Prevenar 13®), suivi au moins 2 mois plus tard du vaccin polyosidique 23-valent (Pneumovax®). En cas de vaccination antérieure par le vaccin non conjugué, un délai de 1 an est nécessaire avant d'administrer le vaccin conjugué, et une nouvelle injection de vaccin non conjugué sera réalisée 5 ans plus tard.
Le schéma vaccinal diffère en fonction de l'âge du patient (13).
Vaccination contre H. influenzae type b
Les données concernant cette vaccination sont limitées, mais l'immunogénicité semble satisfaisante. Le vaccin est disponible sous forme monovalente ou combinée. Selon l'âge, les schémas vaccinaux diffèrent : chez l'enfant de plus de 1 an et chez l'adulte, une seule injection sans rappel ultérieur est préconisée, quel que soit le statut vaccinal antérieur. Chez l'enfant de moins de 1 an, le schéma vaccinal habituel par un vaccin combiné penta- ou hexavalent sera utilisé.
Vaccination antiméningocoque
Les sérogroupes les plus fréquents dans le monde sont les A, B, C, Y et W135. En France, le plus répandu est le sérogroupe B.
Pour le vaccin antiméningocoque type B, les schémas recommandés sont les suivants :
- pour les enfants de 2 à 5 mois, 1 injection à M0, M1 et M2, puis rappel entre l'âge de 12 et 23 mois ;
- pour les enfants de 6 à 11 mois, 1 injection à M0 et M2, puis rappel avec un intervalle de 2 mois minimum entre l'âge de 12 et 23 mois ;
- pour les enfants de 2 à 10 ans, 1 injection à M0 et M2, sans rappel ;
- chez l'enfant de plus de 11 ans et l'adulte, 1 injection à M0 et M1, sans rappel.
Pour le vaccin antiméningocoque C et quadrivalent A, C, Y et W135, il est recommandé de pratiquer :
- chez l'enfant, à partir de 2 à 12 mois, 1 injection de conjugué C à M0 et M2 ainsi qu'un rappel par le quadrivalent conjugué A, C, Y, W135 à 12 mois. Un rappel tous les 5 ans peut être proposé ;
- chez l'enfant de plus de 1 an et l'adulte, 1 injection par le quadrivalent conjugué A, C, Y, W135 à M0 et M6. Un rappel tous les 5 ans peut être proposé.
Vaccination antigrippale
Elle est recommandée chaque année, l'immunogénicité est correcte. En effet, il a été démontré une réduction de la mortalité liée aux surinfections à pneumocoque en cas de vaccin antigrippal chez le splénectomisé.
En cas de splénectomie programmée, ces vaccinations doivent être réalisées au mieux en préopératoire, pour obtenir une meilleure immunogénicité. Dans ce cas, elles doivent être faites entre 15 jours et 6 semaines avant la splénectomie. En postopératoire, les vaccinations doivent débuter après une quinzaine de jours (14).
L'administration concomitante des vaccins antipneumococciques, antigrippaux, antiméningococciques et anti-Haemophilus est possible, à des sites d'injection différents.
Antibioprophylaxie
Les données d'efficacité d'une antibioprophylaxie sur le long terme, après une splénectomie, sont modestes et concernent principalement les enfants drépanocytaires. Malgré l'absence de données de qualité chez l'adulte, et en raison d'une plus faible immunogénicité de la vaccination chez l'asplénique, une antibioprophylaxie reste recommandée. L'utilisation de molécules à spectre étroit doit être favorisée.
En France, elle fait appel à l'amoxicilline 500 mg i.v. × 2/j, dans la période postopératoire immédiate jusqu'à reprise de l'alimentation orale. Ensuite, elle repose sur la phénoxyméthyl-pénicilline (Oracilline®) 1 million d'unités p.o. × 2/j chez l'adulte, 100 000 U/kg chez l'enfant de plus de 10 kg et 50 000 U/kg chez celui de moins de 10 kg.
En cas d'allergie aux bêtalactamines, certains auteurs proposent l'utilisation des macrolides hors AMM en prophylaxie. Cependant, les taux de résistance du pneumocoque en France en limitent fortement l'efficacité.
La durée de cette prophylaxie reste controversée ; quoi qu'il en soit, on la recommande habituellement pendant la période la plus à risque sur le plan infectieux. Chez l'adulte, le traitement antibiotique est poursuivi pendant 2 ans ; chez l'enfant, il est maintenu au minimum jusqu'à l'âge de 5 ans, et au moins 2 ans après la splénectomie et, au mieux, jusqu'à l'âge de 16 ans.
Conclusion
Le nombre de patients aspléniques ou hypospléniques, toutes causes confondues, est important. Le risque infectieux est majeur dans cette population et nécessite une prise en charge spécifique reposant sur l'antibioprophylaxie, les vaccinations, l'information et l'éducation du patient et de son entourage. Dans le cadre des splénectomies partielles et des embolisations, les mesures à proposer sont plus sujettes à caution en l'absence de moyens fiables d'évaluation de l'immunité résiduelle. Cependant, dans cette population, il semble raisonnable de s'affranchir de l'antibioprophylaxie et des vaccinations (15).■


