Observation
Le patient, âgé de 28 ans, est reçu en consultation par son médecin généraliste dans le sud de la France pour un prurit nocturne, prédominant au niveau des mains, évoluant depuis 2 semaines. Il est originaire d'Ebolowa, au sud du Cameroun, a suivi des études d'ingénierie à Yaoundé à partir de ses 20 ans, puis obtenu une bourse d'étude pour une thèse de sciences pour laquelle il est en France depuis 2 ans. Il n'a pas d'antécédents médicochirurgicaux particuliers, en dehors d'une appendicectomie dans l'enfance, de plusieurs épisodes d'accès palustres simples, et d'une schistosomiase urinaire dont le traitement n'a pu être déterminé.
L'interrogatoire révèle que sa fille âgée de 2 ans, gardée en crèche, a présenté les mêmes symptômes un peu plus d'une semaine avant lui. Par ailleurs, le patient signale des selles abondantes non glairosanglantes, avec des épisodes réguliers de distension abdominale et de ballonnements. L'examen clinique cardiopulmonaire et abdominal est normal. Les seules anomalies constatées sont quelques rares vésicules perlées au niveau des espaces interdigitaux, fortement évocatrices d'une gale non surinfectée.
Devant cette diarrhée accompagnée de peu d'autres symptômes, le médecin propose à M. M. de réaliser un bilan biologique avec numération de la formule sanguine et un examen parasitologique des selles. Les résultats retrouvent une hyperéosinophilie à 1 200 éléments/ mL (26 %) ; la présence d'œufs d'ankylostomes et de quelques œufs d'ascaris dans les selles. Le médecin explique les résultats à Monsieur M. en lui précisant que si l'ankylostomose peut expliquer l'hyperéosinophilie, les symptômes digestifs ne sont probablement pas en rapport avec ce parasite.
Un traitement par ivermectine adapté au poids en dose unique (150 μg/kg) pour la gale, ainsi qu'un traitement par albendazole 400 mg/j pendant 3 jours est prescrit à Monsieur M. Trois jours après la fin du traitement, le patient consulte à nouveau son médecin traitant. Il se plaint alors d'arthromyalgies associées à une asthénie prononcée. Son état clinique est altéré, et il présente une fébricule à 38 °C. À l'interrogatoire, le médecin ne retrouve pas de prise concomitante d'autres médicaments. Le bilan biologique est recontrôlé et le patient est revu le lendemain pour ses résultats, qui montrent notamment un syndrome inflammatoire biologique avec une CRP à 120 mg/mL, et une hyperéosinophilie majeure à 3 200 éléments/mL (45 %). Le médecin constate aussi des hémorragies de la conjonctive palpébrale. Il décide alors de l'adresser en consultation dans un service de maladies infectieuses et tropicales, mais finalement, le service de MIT sera contacté par le service des urgences en raison de la survenue dans la soirée de troubles de la conscience et d'une aphasie, pour lesquels le patient a été adressé par le SAMU. Dans les 24 heures suivantes, le patient développe un coma calme. L'examen clinique ne retrouvait pas de signes de focalisation, ni de syndrome méningé.
L'IRM cérébrale ne retrouve alors pas d'aspect d'AVC ni d'anomalie de signal. L'EEG est réalisé, montrant un tracé d'encéphalopathie aspécifique. La CRP est à 200 mg/mL, les leucocytes à 9,7 G/L, dont 36 % d'éosinophiles (3 500/mL). La ponction lombaire retrouve 5 éléments nucléés/µL, identifiés comme des lymphocytes sans éosinophiles, la présence de quelques éléments mobiles allongés. Il n'y a pas d'anomalie à la biochimie. Enfin, le fond d'œil met en évidence des hémorragies rétiniennes.
Une thérapeutique basée sur une hyperhydratation et une thromboprophylaxie sont mises en place avec une simple surveillance des constantes. Devant ce tableau, une demande de goutte épaisse calibrée diurne à la recherche de microfilaires est demandée, qui retrouve 1 380 microfilaires/mL à Loa loa (figure 1). Le diagnostic d'encéphalopathie post-ivermectine est retenu. La défaillance neurologique a été résolutive après quelques jours de traitement symptomatique, et les paramètres biologiques se sont normalisés en une dizaine de jours. Lors des consultations de suivi, l'interrogatoire n'a pas permis de retrouver d'antécédents d'œdèmes de Calabar ni de passages de ver au niveau de la conjonctive palpébrale de l'œil, évocateurs d'une loase ignorée. Les symptômes de la gale ont disparu. À distance, un traitement adapté à la densité microfilarienne à Loa loa est proposé afin d'éliminer complètement l'infection à Loa loa.
Discussion
La possibilité d'une encéphalopathie post-ivermectine est l'effet secondaire à redouter en présence d'un patient présentant de fortes densités parasitaires à Loa loa (> 30 000 mf/mL) [1]. Ce patient a consulté pour une maladie différente, et les examens ont retrouvé une hyperéosinophilie. Le contexte de polyparasitisme, qui certes peut expliquer cette hyperéosinophilie, peut entraîner une errance dans le diagnostic, et surtout faire oublier la recherche systématique de la loase. En effet, devant tout patient originaire d'Afrique centrale [2], il est indispensable de garder à l'esprit qu'un patient est potentiellement porteur de microfilaires à Loa loa, imposant une précaution rigoureuse et des explorations spécifiques avant l'administration d'ivermectine ou de diéthylcarbamazine.
Le fait que le patient soit originaire d'une zone forestière d'Afrique centrale est l'élément clé d'orientation [3], tout comme le fait qu'une faible partie de la population pourrait ne pas avoir présenté par le passé de passage de vers au niveau de la conjonctive de l'œil ni d'œdèmes de Calabar (œdèmes transitoires périarticulaires spontanément résolutifs prédominant généralement aux membres supérieurs) (figure 2). À noter qu'il est également possible d'observer dans certains cas le passage du ver adulte dans le tissu sous-cutané (figure 3). Aussi, si ces derniers éléments peuvent être fortement évocateurs, leur absence ne doit pas faire écarter la possibilité que le patient soit porteur d'une microfilarémie à Loa loa.
Le diagnostic est ici rétrospectif, et repose sur la présence de microfilaires dans le liquide cérébrospinal (LCS), et la présence de microfilaires dans le sang, même 1 semaine après la prise d'ivermectine. Cependant, si l'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit actuellement un seuil de 1 000 mf/mL une semaine après la prise d'ivermectine pour définir un événement indésirable grave secondaire à la prise d'ivermectine, la notion de seuil de densité microfilarienne post-traitement afin d'orienter la probabilité de risque imputable à la loase n'est pas si claire [4], et des abaques plus précises sont certainement à mettre en place pour les cliniciens.
Conclusion
Le traitement de la loase impose un respect strict de la prise en compte de la densité microfilarienne à Loa loa, ceci afin d'appliquer un algorithme thérapeutique adapté aux densités [5]. Penser à la loase devant tout patient provenant d'une zone à risque est indispensable et un examen par goutte épaisse calibrée diurne doit être privilégié. À ce stade, le diagnostic sérologique panfilarien n'est probablement pas suffisamment contributif, et un nouveau test rapide spécifique de l'infection à Loa loa pourrait représenter une solution pertinente pour améliorer l'arbre diagnostique [6]. Enfin, devant tout signe neurologique apparaissant 2 à 7 jours après un traitement par ivermectine chez un individu venant de zone endémique, la recherche de loase est indispensable et devrait constituer un des premiers diagnostics à évoquer. ■




