Qu'est-ce que la maladie de Whipple ?
La maladie de Whipple est une infection systémique rare qui a été décrite en 1907 par George Whipple. Il a ensuite été démontré qu'elle était due à un germe commensal qui est une bactérie de type bacille à Gram positif intracellulaire, appelée Tropheryma whipplei, et qui est proche de 2 autres espèces pathogènes chez l'homme, Actinomyces pyogenes (commensal qui peut être exceptionnellement responsable d'abcès) et Rothia dentocariosa (commensal buccal de rôle pathogène faible sauf peut-être dans les caries, mais pouvant être responsable de péritonites chez les patients dialysés, de septicémies, de méningites et d'endocardites chez des patients immunodéprimés). Dans sa forme classique, les principales atteintes sont articulaires (oligoarthrite des grosses articulations) et digestives, à type de diarrhée, avec comme outil diagnostique de référence les inclusions macrophagiques positives à l'acide périodique de Schiff (PAS) sur la biopsie duodénale ou jéjunale [1]. Mais des travaux récents mettent en évidence des formes localisées de la maladie [2], sans atteinte digestive, comme l'endocardite à hémoculture négative [3], ou les formes neurologiques et articulaires localisées dont le diagnostic est possible par identification du germe par PCR sans forcément un PAS positif. L'évolution est longue, marquée par des épisodes de rémission et de rechutes.
Pour le rhumatologue, il s'agit en fait d'une maladie le plus souvent purement articulaire, pouvant mimer tous les rhumatismes inflammatoires (polyarthrite rhumatoïde, spondyloarthrite, maladie de Still, sarcoïdose, vascularite, rhumatisme microcristallin), rebelle au traitement, et pouvant s'aggraver brutalement à la faveur de la mise en place d'une biothérapie. Elle était considérée comme fatale avant l'arrivée des antibiotiques.
Comment a été identifiée son étiologie ?
La description initiale était purement clinique. La présence d'inclusion PAS positive a été décrite en 1949. Dans les années 1990, la PCR ARN 16S a permis de détecter le germe même en l'absence d'inclusion PAS [4]. Les premières cultures stables de la bactérie ont pu être réalisées en 1999 à Marseille, et le génome entier de la bactérie a pu être séquencé, permettant ainsi de mettre au point la PCR spécifique Tropheryma whipplei, plus sensible [5].
Quelle est la physiopathologie ?
La physiopathologie exacte de l'infection est mal connue. La contamination à Tropheryma whipplei est d'origine orofécale, mais il existe des porteurs sains dont la prévalence dépend de la région et de l'exposition. En effet, une étude rapporte 44 % de porteurs sains chez des enfants de 2 à 10 ans dans 2 villages ruraux du Sénégal [6]. En France, on estime à 4 % la prévalence de porteurs sains dans la population générale, et à 12 % chez les égoutiers [7].
Pourquoi certains patients développent-ils la maladie alors que d'autres sont porteurs sains ?
Il est intéressant de noter que certains patients ont des formes familiales, d'une part, et que certains porteurs ne développent jamais la maladie, d'autre part, ce qui suggère un mécanisme propre à l'hôte. Un facteur génétique lié à la voie de l'interféron (IRF4) a pu être identifié . Il paraît vraisemblable qu'un déficit immunitaire spécifique prédispose à la maladie. Cela pourrait expliquer un recrutement inhabituel des lymphocytes B activés in situ dans la défense des patients atteints de la maladie. Une immunodépression médicamenteuse peut être incriminée, mais en rhumatologie, si nous voyons des cas révélés par des traitements prescrits pour un rhumatisme inflammatoire étiqueté à tort polyarthrite rhumatoïde ou spondyloarthrite, nous ne voyons pas de patients développer de novo une maladie de Whipple au cours d'un traitement immunosuppresseur prescrit pour un rhumatisme inflammatoire.
Quand évoquer le diagnostic ?
Le rhumatologue est en première ligne, puisque l'on sait que l'atteinte articulaire est souvent inaugurale au cours de l'infection, longtemps isolée, même parfois exclusive. Il se passe en moyenne 6 ans avant l'apparition de signes extra-articulaires dans la forme classique [10].
Les signes cliniques rhumatologiques sont essentiellement des arthrites chroniques séronégatives, volontiers intermittentes et migratrices, destructrices ou non, concernant surtout les grosses articulations [11] qui miment une polyarthrite séronégative érosive ou non. Mais des douleurs axiales inflammatoires avec d'authentiques discites et sacro-iliites sont possibles, faisant croire à une spondyloarthrite axiale et/ou périphérique. Enfin, plus rarement, une biopsie synoviale ou ganglionnaire, retrouvant un granulome sans germe peut faire évoquer à tort une sarcoïdose. Chez les sujets âgés, un diagnostic de pseudopolyarthrite rhizomélique est souvent évoqué.
Les signes associés sont finalement assez rares, mais on peut retrouver une perte de poids, une diarrhée chronique, une fièvre persistante, des adénopathies, des signes neurologiques, une uvéite, une endocardite ou une péricardite et une orchite.
L'amélioration sous antibiotiques prescrits pour une autre raison (cholécystite, bronchite, infection urinaire, etc.) est un très bon signe d'orientation surtout quand les patients ont un syndrome inflammatoire chronique, qui disparaît souvent pendant plusieurs mois avant une récidive.
Les signes biologiques sont le syndrome inflammatoire persistant même entre les crises, signe quasi constant, mais aussi plus rarement une hyperéosinophilie, une polynucléose, une hyper-IgA, ceux d'une malabsorption (carence en fer, en folates, hypoalbuminémie, etc).
Les signes anatomopathologiques sont essentiellement la découverte d'un granulome sur une biopsie (synoviale, ganglionnaire, cutanée, etc.), pouvant faire conclure à tort à une infection à mycobactéries ou à une sarcoïdose.
Comment faire le diagnostic ?
Du fait de la rareté de l'infection, de l'existence de porteurs sains (tableau I) et de formes localisées de Whipple, il est primordial d'élaborer une stratégie diagnostique précise [12-15]. La maladie atteint principalement l'homme d'âge mûr, et les données de la littérature permettent de colliger un certain nombre de caractéristiques rhumatologiques de cette infection, non spécifiques, mais dont la multiplicité renforce l'hypothèse d'une maladie de Whipple.
Ainsi, en cas de suspicion clinique, le dépistage par PCR selles et salive est recommandé [16]. En cas de positivité, l'inclusion PAS positive sur biopsie jéjunale est utile pour déterminer s'il s'agit d'une forme classique (atteinte digestive confirmée par histologie), localisée (PCR positive sur un site pathognomonique comme le liquide articulaire) ou d'une forme articulaire chronique associée à Tropheryma whipplei.
La PCR salive et selles a une bonne valeur prédictive négative dans le diagnostic de la forme classique, mais sa sensibilité est faible dans les formes localisées [13]. En cas de forme localisée, l'analyse des autres tissus ou du liquide biologique doit être orientée d'après le tableau clinique pour confirmer la maladie. Cet argument, associé à l'existence de porteurs sains, souligne l'importance de multiplier les prélèvements. La maladie de Whipple reste une pathologie sous-diagnostiquée mais qu'il ne faut pas non plus sur-diagnostiquer, et qu'il est donc important de mieux caractériser.
Au total, les formes reconnues sont :
- classique (atteinte digestive et coloration PAS positive sur biopsie duodénale ou jéjunale) ;
- endocardite à hémoculture négative ;
- focale (sans atteinte digestive) articulaire (si PCR positive dans le liquide articulaire) ou neurologique (si PCR positive dans le liquide cérébrospinal (LCS)).
Mais il existe aussi des formes articulaires chroniques associées à Tropheryma whipplei qui ne sont ni l'une ni l'autre. Dans ce cas, il y a :
- un tableau clinique hautement compatible, dans les formes articulaires chroniques (rhumatisme inflammatoire séronégatif) ;
- au moins une PCR positive sur 2 sites différents (par exemple selles et salive) non spécifique d'atteinte focale (c'est-à-dire ni synovial, ni LCS) ;
- une réponse spectaculaire sous antibiotiques adaptés ;
- un diagnostic retenu par un médecin expert disposant de toutes les données après au moins 6 mois de recul.
Le risque est de surestimer les diagnostics et de faire un traitement d'épreuve trop facilement, mais le nombre de patients dont les selles et la salive sont positives en PCR sans maladie répondant spectaculairement au traitement est très faible. Quand une seule PCR est positive avec un tableau vraiment très hautement évocateur (rhumatisme intermittent fébrile, par exemple), il faut s'acharner à trouver une PCR positive sur un autre site (figure 1).
Une PCR positive seulement dans les selles ne suffit pas au diagnostic. La PCR urinaire est spécifique mais très rarement positive dans les formes non classiques si bien que nous n'en demandons plus.
Certains centres diagnostiquent des maladies de Whipple, et d'autres non, et cela peut résulter d'une indication différente du test de détection (caractéristiques des patients testés, techniques de détection différentes), ou bien résulter d'une réelle différence d'incidence entre les régions. L'élément principal est malgré tout que les centres qui font le plus de PCR selles et salive (et non sang ou urine) et ciblent les formes avec arthrites (et non arthralgies, fatigue, trouble digestifs, etc.) sont ceux qui en diagnostiquent le plus.
La recherche de la maladie de Whipple doit donc être effectuée par PCR dans la salive, les selles et si possible le liquide articulaire, préférentiellement chez un homme âgé de 40 à 75 ans, ayant une polyarthrite chronique inexpliquée érosive ou non, surtout intermittente mais avec un syndrome inflammatoire persistant entre les poussées, séronégative, touchant les grosses articulations. Si au moins une PCR est positive, une recherche de la forme classique de la maladie par biopsie duodénale doit être faite. S'il y a un doute sur une endocardite, une PCR sanguine doit être demandée avec réalisation d'une échographie cardiaque. De même, en cas de doute sur une atteinte neurologique, une PCR doit être faite sur le LCS.
À noter qu'une proportion importante de patients avec une maladie de Whipple articulaire confirmée ont un tableau évocateur, une PCR positive dans les selles et la salive, une réponse spectaculaire au traitement, alors que leur biopsie duodénale était normale (PAS et PCR). La biopsie duodénale normale n'exclut donc pas le diagnostic.
En pratique, le diagnostic de maladie de Whipple est donc retenu (figure 2) :
- dans les formes classiques (biopsie duodénale positive au PAS) ;
- dans les formes focales (PCR positive sur un site sans risque de faux positif : en rhumatologie, le liquide articulaire) ;
- dans les formes articulaires chroniques associées à Tropheryma whipplei :
- un rhumatisme inflammatoire séronégatif,
- au moins 2 PCR positives,
- une réponse spectaculaire sous antibiotiques adaptés,
- un diagnostic retenu par un médecin expert disposant de toutes les données après au moins 6 mois de recul.
Comment traiter les patients ?
Le traitement repose sur une bithérapie associant hydroxychloroquine (600 mg/j initialement, après réalisation d'un électrocardiogramme puis vérification de la concentration sérique et prescription dans l'année d'un examen ophtalmologique) et doxycycline (100 mg matin et soir, en prévenant le patient du risque de photosensibilisation) pour une durée adaptée au contexte, d'au moins 12 mois et souvent très prolongée (tableau II). En pratique, ce traitement est efficace, mais il est impossible de dire si un traitement plus simple (sans hydroxychloroquine, par exemple) ferait aussi bien, car il n'y a pas d'étude comparative prospective. Le triméthoprime sulfaméthoxazole est moins utilisé du fait de possibles résistances au triméthoprime, d'une part, et d'une moins bonne tolérance, d'autre part [17], mais il est prescrit en cas d'intolérance du traitement de première ligne.
Ce qui pourrait justifier un traitement très prolongé et à défaut une surveillance régulière, c'est que le terrain prédisposant (génétique, mode de défense lymphocytaire particulier) persiste et que, si le patient a rencontré Tropheryma whipplei dans son environnement, il risque de le rencontrer à nouveau, d'autant que les perturbations des sous-populations lymphocytaires persistent même quand la PCR s'est négativée [9].
À noter que les traitements biologiques prescrits à tort pour des diagnostics de PR ou de spondyloarthrite peuvent n'avoir aucune conséquence mais aussi conduire à une aggravation brutale de la maladie. Il convient donc de les arrêter dès l'évocation du diagnostic.
Conclusion
Une recherche de la maladie de Whipple doit être effectuée par PCR dans la salive, les selles et si possible le liquide articulaire, le plus souvent chez des homme âgés de 40 à 75 ans, mais cette recherche est possible à tout âge et pour les 2 sexes, en cas de polyarthrite chronique inexpliquée, érosive ou non, surtout intermittente, mais avec un syndrome inflammatoire persistant entre les poussées, séronégative, touchant les grosses articulations. Le traitement repose essentiellement sur l'hydroxychloroquine associée à la doxycycline.■



