L’épaule présente la particularité d’avoir la plus grande mobilité fonctionnelle du corps humain, coïncidant avec une faible congruence articulaire entre la tête humérale hémisphérique et la glène plate. Cela fait de l’épaule l’articulation la plus instable du corps humain [1]. La luxation antérieure de l’épaule est un problème de santé publique fréquemment rencontré dans les urgences médicales. Sa prévalence est de l’ordre de 31,3 pour 100 000 personnes de la population générale, et le risque d’atteinte est multiplié par 4,5 chez les personnes pratiquant des sports de contact et de compétition [2, 3].
Pour pallier le problème de non-congruence articulaire, l’épaule est stabilisée par 2 groupes de stabilisateurs, actifs (deltoïde, coiffe des rotateurs, et tendon du long biceps) et passifs (labrum, capsule, ligament coracohuméral et ligament glénohuméral) [1].
Le diagnostic d’une luxation antérieure de l’épaule est souvent évident cliniquement, avec l’aspect classique du traumatisé du membre supérieur, membre sain tenant le membre traumatisé, le bras en abduction-rotation externe, avec comblement du sillon deltopectoral et apparition de la saillie de l’acromion (signe de l’épaulette), ainsi qu’un vide sous-acromial palpable [4].
Dans cet article, nous passerons en revue les différents aspects de la prise en charge d’une première luxation antérieure de l’épaule de l’arrivée du patient aux urgences jusqu’à son rétablissement et la reprise du sport le cas échéant.
Faut-il réduire les luxations aux urgences ?
Avant toute réduction, la prise en charge de la luxation de l’épaule commence par un interrogatoire, un examen clinique et une radiographie de l’épaule. Cet examen est principalement orienté vers la recherche de lésions qui mettent en danger le pronostic fonctionnel du membre supérieur, telles que les lésions vasculaires, rapportées dans 1 % des luxations (lésions de l’artère axillaire), ainsi que les lésions nerveuses rapportées dans 3,3 à 40 % des luxations (atteinte du nerf axillaire) [4, 5]. L’autre objectif de cet examen soigneux est de décider de la possibilité d’effectuer une réduction aux urgences. Certaines luxations ne peuvent être réduites directement aux urgences, notamment les luxations intrathoraciques du sujet âgé, les fractures/ luxations (risque de déplacement secondaire et risque de nécrose avasculaire de la tête humérale), les luxations invétérées, et les luxations dans un contexte de lésion vasculaire qui nécessite une angiographie préalable [6].
Cependant, cette étape ne doit pas retarder la réduction qui doit être effectuée dès que possible pour améliorer le pronostic fonctionnel, notamment en diminuant le risque de déficit musculaire et d’atteinte neurologique [7].
Le choix de la technique d’analgésie et de sédation utilisée pour entamer la réduction dépend de l’ancienneté de la luxation, de la relaxation musculaire et de la coopération du patient ; une luxation qui se présente dans la phase “hyperaiguë” de moins de 6 heures peut parfois être réduite sans antalgiques [8]. Cependant, devant une tonicité musculaire élevée, le recours à la prémédication est inévitable. Dans ce cas, le bloc analgésique intra-articulaire, ainsi que la sédation (par exemple, propofol administré par voie intraveineuse) ont été pendant longtemps les plus fréquemment utilisés [7]. Cependant, une étude récente publiée en 2019 par E. Umana et al. a démontré que le méthoxyflurane inhalé présente la même efficacité avec une meilleure récupération et moins de complications [9].
Quel bilan après la réduction de la luxation ? Comment évaluer le risque ?
Une fois la luxation réduite, la répétition de l’examen clinique neurovasculaire est indispensable. Un bilan radiologique détaillé est également nécessaire, notamment une radiographie de face, un profil de Lamy, et un profil de Bernageau [7]. Ces examens ont pour but de confirmer la réduction et d’identifier les lésions dites “de passage” au niveau de la tête humérale (encoche de Malgaigne) et de la glène (lésion de Bankart). J.H. Kahn et al. ont montré que 37 % de ces lésions ne sont visibles qu’après la réduction [10]. La tomodensitométrie est désormais fréquemment utilisée pour quantifier ces lésions dans un second temps [7].
La décision de la suite de la prise en charge d’une première luxation de l’épaule dépend de l’évaluation du risque de récidive [7]. Plusieurs facteurs sont pris en compte : les facteurs extrinsèques liés à l’hyperlaxité, le sexe masculin, le jeune âge, le type de sport, le niveau de compétition sportive et l’efficacité de la rééducation [11] ; les facteurs intrinsèques liés aux lésions osseuses de passage, et les lésion labrales [12]. F. Balg et P. Boileau ont étudié ces facteurs en 2007 pour établir les risques de récidive liés à chacun d’eux en cas de traitement par l’intervention de Bankart ; ils ont constaté un risque de récidive de 50 % pour le sport de compétition, 33 % pour le sport de contact, 31 % pour les patients de moins de 20 ans, 37 % pour les lésions glénoïdiennes et 31 % pour les lésions de Malgaigne. L’hyperlaxité expose à un risque de récidive de 20 % [11].
Les patients ayant un faible risque de récidive et un bas niveau sportif peuvent être traités par immobilisation orthopédique, en rotation interne généralement ou en rotation neutre en cas de fracture associée. Les bénéfices théoriques de l’immobilisation en rotation externe ont fait l’objet d’un débat dans la littérature ; on postulait que cela permettait d’augmenter la tension du subscapulaire, plaquant ainsi le labrum sur le bord antérieur de la glène et assurant une meilleure vascularisation [13, 14]. Une méta-analyse de niveau 1 conduite en 2020 par E.T. Hurley et al. a conclu au bénéfice de l’immobilisation en rotation externe, permettant une meilleure compliance, une diminution du taux de récidive et une augmentation du taux de retour au sport [14]. Ce résultat n’a pu être confirmé à long terme (18 ans) dans l’étude d’E. Itoi et al. en 2021 qui a trouvé des taux de récidive similaires, avec néanmoins un moindre taux de chirurgie secondaire, associés à l’immobilisation en rotation externe [15]. La durée d’immobilisation varie de 1 à 5 semaines selon le profil du patient : on tend à raccourcir la durée pour les sujets âgés (réduire le risque de capsulite rétractile) et les sujets sportifs (assurer un retour plus rapide au sport) [7, 8]. Les sujets sportifs peuvent également bénéficier d’un traitement fonctionnel par attelle dynamique et d’une très courte immobilisation de 3 à 10 jours [16].
Le patient à opérer (indication, technique, rééducation)
Les sujets sportifs présentent un risque élevé d’échec du traitement orthopédique pouvant atteindre 80 % avec un retour au sport ne dépassant pas 70 % et un risque de récidive à 50 % [17]. Dans ce cas, un traitement chirurgical de première intention peut être justifié ; en effet, il a été démontré que l’intervention de Bankart arthroscopique diminue le risque de récidive d’un facteur 10 par rapport au traitement orthopédique, et augmente les scores de Walch-Duplay (WD) postopératoires [18]. Pour discuter du choix de la chirurgie, le score ISIS se fonde sur 3 facteurs de risque extrinsèques (âge, sport de compétition ou de contact, hyperlaxité) et 2 facteurs de risque intrinsèques (lésion osseuse glénoïdienne et humérale). Ainsi, un ISIS > 3 contre-indique toute intervention de Bankart [11]. Une autre contre-indication relative décrite par H. Thomazeau et al. est l’âge inférieur à 20 ans, qui est associé à un taux d’échec de 42 % chez les patients déjà triés par le score ISIS [19]. Pour ces profils de patients, l’intervention de Latarjet trouve sa place avec un avantage majeur sur le score de WD et sur le taux de récidive qui est diminué jusqu’à 10 fois [20]. Les études comparatives entre les interventions Latarjet et Bankart favorisent le Latarjet en termes de taux de récidive [21]. On pourra ainsi définir le profil des patients à opérer comme incluant des jeunes patients de moins de 25 ans, sportifs de haut niveau, présentant des luxations traumatiques avec des lésions osseuses importantes, ainsi que les patients ayant une appréhension importante après traitement orthopédique [7, 11]. Le choix du type de procédure dépendra de l’âge du patient, du score ISIS et de l’habitude du chirurgien.
Toutefois, le recours à la chirurgie n’est pas sans risque ; les complications de l’intervention de Latarjet sont décrites dans 6,1 % des cas dans les études et les méta-analyses les plus récentes [22]. Cela inclut 1,9 % de complications liées au greffon, 1,1 % de complications liées au matériel de fixation de la butée, 1,1 % de problèmes de cicatrice, 0,9 % de complications neurologiques [22]. De plus, cette intervention expose à un risque d’arthrose à long terme, notamment en cas de malposition du greffon [23]. Les complications de l’intervention de Bankart sont moins sérieuses, mais le risque de récidive est plus élevé et peut atteindre 30 % dans certaines séries [11].
En 2016, un programme de prévention des lésions traumatiques de l’épaule chez les footballeurs a été établi, incluant un protocole d’échauffement, un renforcement musculaire, ainsi que des exercices de contrôle et de coordination musculaire. Ce programme a abouti à une diminution du taux de lésions et du coût de la prise en charge en plus de son effet sur l’amélioration des performances sportives [24].
Conclusion
La prise en charge initiale de la première luxation de l’épaule nécessite une analyse exhaustive des facteurs de risques intrinsèques et extrinsèques de chaque patient ainsi que de ses attentes sportives. Un traitement chirurgical initial permet d’améliorer le résultat clinique et de diminuer le risque de récidive au prix d’un risque de complication plus élevé que le traitement orthopédique.■

